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nécessaire à l’orateur, comme un délicieux pis-aller dans les déceptions et les lacunes de la vie publique. Lewis les aime pour elles-mêmes ; je ne suis pas même sûr qu’au lieu de les primer, la politique n’ait pas pour attrait principal aux yeux de Lewis d’être un commentaire utile de ses études. Riche de son fonds naturel, il ne croit pas que ces dons lui suffisent, il n’a nulle peur de compromettre son originalité par l’étude. De là une science qui aurait pu accabler tout autre, mais qui n’altère en rien l’élasticité de son esprit. La science accablante et dangereuse, c’est celle qui demeure indigeste, mal ordonnée, qui n’est point passée au crible, qui encombre l’esprit d’une masse énorme d’à-peu-près. Lewis était un lettré de l’espèce la plus rare ; ce qu’il n’était à aucun degré, c’est un littérateur, j’entends un homme qui cultive les lettres en vue de l’agrément plutôt que de la vérité, et qui se propose avant tout d’en tirer pour la curiosité des autres des satisfactions assez frivoles. Les lettres, à son avis, relèvent de la science ; elles ne comportent la rigueur, sinon dans des conclusions, qui ne vont pas sur bien des points au-delà d’un doute philosophique, ou moins dans la méthode. Aussi aime-t-il à prendre pour sujet une question circonscrite et à la traiter rigoureusement, la créant, pour ainsi dire, de telle sorte qu’elle ne peut plus être négligée après lui. Par là même, Lewis est essentiellement moderne. Ce qu’il y a de vraiment suranné malgré la place qu’il occupe encore, c’est le littérateur, c’est l’art d’écrire agréablement pour ceux qui ne se soucient pas de savoir ; ce qu’il y a de conforme aux exigences du temps et de fécond, c’est la méthode positive, qui ne craint pas le détail, qui se nourrit de faits certains et ne s’arrête que dans la démonstration, alors même que cette démonstration se borne à mettre à la place d’une certitude illusoire une ignorance qui se connaît.

Lewis s’était formé à l’école germanique. Il avait débuté par des traductions, celles des Doriens et de l’Histoire de la Littérature grecque d’Ottfried Müller, celle de l’Économie politique des Athéniens de Boeck. Attentif à tout ce que produisaient les Allemands, il réunissait, comme eux, et il leur devait en partie une certaine largeur encyclopédique avec l’analyse patiente des textes et l’art de féconder un point donné. Il était entré dans leurs voies comme d’instinct : dès 1835, longtemps avant les travaux de Diez, il donnait un essai, un peu prématuré, mais déjà excellent, sur l’histoire des langues romanes, et quelques années après une édition critique des fables de Babrius. toutefois l’estime qu’il faisait des travaux allemands ne dégénérait point en un culte puéril ; son bon sens le préserva toujours de ce germanisme, dont quelques-uns chez nous ont voulu faire une initiation nécessaire et un titre absolu de