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Voici quelques pages qui s’éloignent fort de la manière scientifique, et qui représentent sous une forme saisissante les impressions qu’un immortel aurait reçues de la succession des êtres sur la terre. On s’est quelquefois fort intéressé à ces personnages qui, ainsi que Cagliostro, racontaient, comme s’ils en eussent été témoins, la grandeur et la décadence des empires. M. Quinet rend cette fiction plus grandiose. Il rappelle qu’Hésiode avait composé un poème intitulé les Leçons du centaure, et ce poème perdu, il le refait avec toutes les connaissances qu’Hésiode n’avait point. Celui-ci eût sans doute placé le centaure au milieu du monde primitif, l’eût fait assister à la descente des dieux sur la terre, eût montré les civilisations successives dont les anciens entrevoyaient les fortunes diverses. M. Quinet fait vivre son héros depuis plus longtemps encore, avant qu’aucun homme ne se fût montré. Il imagine que Chiron, ayant appris à Achille l’usage de l’arc et de la flèche, veut lui donner une instruction plus particulière et plus élevée, lui enseigner une science qu’un immortel seul peut connaître et que les savans ont lentement reconstituée. Il suffit au centaure, pour exposer cette science péniblement acquise par les modernes, de raconter l’histoire de sa vie, les événemens naturels dont il a été témoin.


« Pendant des myriades de siècles, l’océan fut mon unique compagnon. Je frappais de mes quatre pieds ses rivages déserts, cherchant au loin si les flots ne m’apporteraient pas quelque être vivant, semblable à moi, pour mettre fin à mon éternelle solitude. Les flots ne m’apportèrent que des coquillages jetés par la tempête sur la grève. Je ramassai quelques-unes de ces coquilles tournées en volutes. Je les interrogeai, je les collai à mon oreille : je n’entendis que l’écho des orages qui grondaient dans leurs orbes muets.

« La lassitude me prit, je m’endormis sur un rocher. A mon réveil, l’océan avait fui. Je le cherchai, je l’appelai vainement. Où était-il ? Il avait disparu.

« A sa place, s’élevait sur le roc une forêt de noirs sapins qui remplit mon cœur d’angoisse. Ces arbres monstrueux tendaient leurs bras immobiles, et ils frissonnaient en semblant menacer.

« Je frissonnai comme eux, car c’est la première fois que je les voyais. Cependant j’osai m’approcher et me confier à leur ombre. Elle répandit en moi une paix que je n’avais jamais éprouvée. Je leur criai : D’où venez-vous ? Qui vous fait ainsi trembler au moindre souffle ?

« Ma voix se perdit dans le bruissement du feuillage. Je parcourus la terre dans tous les sens et je ne rencontrai personne. Pourtant en m’égarant sous les noirs ombrages que le jour ne perçait pas encore, je trouvai des traces de pas sur la terre humide. Mon cœur hennit de joie. Bientôt je m’aperçus que ces pas étaient les miens. Toujours errant,