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de leurs patrons, étrangers et même hostiles à cette industrie.

Mouça-Pacha, qui avait espéré profiter de ce coup de main pour englober les Européens dans un grand procès de traite et arriver à les expulser de Khartoum, où leur présence le gênait de toute façon, poursuivit avec une rigueur exceptionnelle les vekils de M. Petperick, consul anglais, et des frères Poncet, Français bien connus en Europe par leurs découvertes géographiques. Ces agens assumèrent loyalement toute la responsabilité de leurs actes, et le pacha, dont ces déclarations ne faisaient pas le compte, chercha par la torture, à leur faire avouer que leurs maîtres les avaient autorisés et encouragés à la traite des noirs. J’ai sous les yeux les détails les plus précis et les plus atroces sur le genre de traitemens auxquels ils furent soumis ; il faudrait parler latin ou arabe pour spécifier les supplices dont ces malheureux furent menacés, et dont les préparatifs furent faits sous leurs yeux. Cependant, faute de preuves, ils furent relâchés ; mais les commerçans européens de Khartoum, compromis par l’indignité de quelques-uns de leurs confrères, mal soutenus par leurs consulats, ne trouvèrent plus la position tenable, et quittèrent le pays. Le pacha mourut peu après, non sans avoir pu constater de ses yeux le plein succès de ses violences. Il avait écarté à la fois des concurrens dangereux et des témoins gênans, les négriers maltais, qui avaient appliqué à la traite le levier tout européen de l’association, et les correspondans autorisés des consulats d’Alexandrie et des journaux d’Europe. Débarrassé des uns et des autres, le gouvernement égyptien se mit à faire la traite des noirs avec des moyens d’action que la traite privée n’avait guère pu déployer : une nombreuse infanterie bien disciplinée et bien armée, plusieurs milliers de cavaliers arabes, des bateaux à vapeur et des canons. L’industrie privée ne fut pas supprimée ; mais on avait appris à se passer d’elle, et on ne lui laissa que les miettes du festin.

Et pourtant c’était elle qui avait inauguré ce système de razzias générales qui avait si puissamment accéléré la dépopulation du Soudan. En 1862, un chef d’aventuriers, nommé Mohammed Her, avait concerté avec une tribu arabe, les Abou-Rof, et une flottille de négriers de Khartoum, une grande razzia sur plusieurs tribus de nègres Denka, qui occupaient les vastes pâturages situés à l’est du Nil Blanc et au nord du dixième degré de latitude. Mohammed et les Abou-Rof, échelonnés sur une ligne immense, devaient rabattre toute la masse des nègres sur le Nil et la rivière Saubat, gardés par les négriers. Le coup réussit, tout fut pris, pas un noir n’échappa : un pays aussi vaste que la Belgique fut absolument dépeuplé. Il était couvert de villages quand j’y passai avant cette razzia ; c’est aujourd’hui une steppe. Le bétail humain fut si abondant que les derniers