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admettre, même en face des nécessités les plus pressantes, aucune déviation de la théorie. Que voit-on en effet dans ce bill ? On y voit le législateur intervenant dans les contrats privés pour protéger une des parties lorsqu’elle ne lui paraît pas à même de contracter en pleine liberté. « Là même, dit M. Gladstone, où la loi déclare l’Irlandais libre, le malheur de sa situation le prive de cette liberté ou ne lui en laisse que l’ombre, en sorte que c’est pour nous un devoir et une nécessité d’intervenir, dans des limites prudemment et strictement déterminées, pour réprimer ce mal. » On y voit l’état se constituant, en certains cas, commanditaire des acquéreurs du sol, c’est-à-dire employant, dans des vues d’ordre et de sécurité sociale, les deniers publics à favoriser des intérêts privés. On y voit enfin, non-seulement reconnu, mais entouré de garanties sérieuses, le droit du tenancier à la plus-value donnée au sol par ses travaux, c’est-à-dire le travailleur devenant, en proportion de son intelligence et de ses efforts, peu à peu participant de la propriété qu’il exploite. N’y a-t-il pas là de quoi scandaliser l’économie politique ? Quelque voiles qu’ils se produisent ici, de tels principes n’ont-ils pas un air de parenté avec les conceptions hasardées que le vertige passager des révolutions enfante presque toujours ? Pour ceux qui sont accoutumés à vanter la circonspection de l’Angleterre, n’est-ce pas un sujet de surprise de la voir admettre des réformes, aujourd’hui circonscrites à l’Irlande, que demain peut-être on invoquera ailleurs comme un précédent, et dont les effets peuvent être incalculables ? Si la prudence avec laquelle l’Angleterre touche à ses lois, si sa lenteur, parfois agaçante pour des esprits plus impétueux, à réformer des abus crians, dépose, comme on le dit avec raison, en faveur de son génie politique, ce génie ne se reconnaît pas moins à ces résolutions décisives, à ces vastes réformes qui la placent tout d’un coup en avant des peuples les plus impatiens. La liberté de commerce, l’impôt sur le revenu, la séparation totale de l’église et de l’état en Irlande, les lois réparatrices sur le régime de la propriété dans ce pays, tout cela, pour ne parler que des œuvres auxquelles M. Gladstone a pris part, témoigne que, si l’Angleterre s’attarde quelquefois, elle a aussi de ces enjambées qui réparent bien le temps perdu ; mais ces hardiesses de la loi sont toujours justifiées par les périls d’une situation trop violente pour durer, et elles sont tempérées par les précautions les plus attentives, les plus ingénieuses, les plus sages, pour éviter les soubresauts et ménager l’action de la loi de manière à la rendre presque insensible. « Ce que nous désirons, disait M. Gladstone au moment où il venait d’exposer son plan de réforme agraire, c’est que ce bill opère comme la nature elle-même, en rendant à tout un pays ce que l’imprudente et cruelle main de l’homme y a détruit, c’est que