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En effet, mettons de côté les États-Unis d’Amérique, dont l’avenir, brillant sans doute, est encore obscur, et qui en tout cas occupent un rang secondaire dans le travail original de l’esprit humain, la grandeur intellectuelle et morale de l’Europe repose sur une triple alliance dont la rupture est un deuil pour le progrès, l’alliance entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Unies, ces trois grandes forces conduiraient le monde et le conduiraient bien, entraînant nécessairement après elles les autres élémens, considérables encore, dont se compose le réseau européen ; elles traceraient surtout d’une façon impérieuse sa voie à une autre force qu’il ne faut ni exagérer ni trop rabaisser, la Russie. La Russie n’est un danger que si le reste de l’Europe l’abandonne à la fausse idée d’une originalité qu’elle n’a peut-être pas, et lui permet de réunir en un faisceau les peuplades barbares du centre de l’Asie, peuplades tout à fait impuissantes par elles-mêmes, mais capables de discipline et fort susceptibles, si l’on n’y prend garde, de se grouper autour d’un Gengiskhan moscovite. Les États-Unis ne sont un danger que si la division de l’Europe leur permet de se laisser aller aux fumées d’une jeunesse présomptueuse et à de vieux ressentimens contre la mère-patrie. Avec l’union de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, le vieux continent gardait son équilibre, maîtrisait puissamment le nouveau, tenait en tutelle ce vaste monde oriental auquel il serait malsain de laisser concevoir des espérances exagérées. — Ce n’était là qu’un rêve. Un jour a suffi pour renverser l’édifice où s’abritaient nos espérances, pour ouvrir le monde à tous les dangers, à toutes les convoitises, à toutes les brutalités.

Dans cette situation, dont nous ne sommes en rien responsables, le devoir de tout esprit philosophique est de faire taire son émotion et d’étudier, d’une pensée froide et claire, les causes du mal, pour tâcher d’entrevoir la manière dont il est possible de l’atténuer. La paix se fera entre la France et l’Allemagne. L’extermination n’a qu’un temps ; elle trouve sa fin, comme les maladies contagieuses, dans ses ravages mêmes, comme la flamme, dans la destruction de l’objet qui lui servait d’aliment. J’ai lu, je ne sais où, la parabole de deux frères qui, du temps de Caïn et d’Abel sans doute, en vinrent à sa haïr et résolurent de se battre jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus frères. Quand, épuisés, ils tombèrent tous deux sur le sol, ils se trouvèrent encore frères, voisins, tributaires du même puits, riverains du même ruisseau.

Qui fera la paix entre la France et l’Allemagne ? Dans quelles conditions se fera cette paix ? On risquerait fort de se tromper, si l’on voulait parler de la paix provisoire ou plutôt de l’armistice qui se conclura dans quelques semaines ou quelques mois. Nous ne