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les Juifs ; » Titus s’y retira avec son armée en revenant de Giscala (Djich).

Pendant que nous évoquions ces souvenirs historiques en nous reposant sous les térébinthes, nous étions nous-mêmes en butte à la curiosité de quelques bergers. C’étaient de jeunes garçons à demi nus ; qui filaient de la laine bleue en gardant leurs moutons. Le fil s’enroulait sur deux baguettes en croix qui leur servaient de quenouilles et déteignait sur leurs doigts. En Europe, il semble qu’un homme se déshonorerait ou se rendrait ridicule, s’il s’astreignait à un travail si féminin ; mais nos rudes adolescens de Kédès n’avaient assurément rien d’efféminé, et cette industrie rendait leurs longues journées de garde plus productives. Ils filaient leur laine comme des matrones de la Rome antique ; mais on n’eût pu dire d’eux domum mansit, car ils n’ont point de domicile et vivent en plein air. Ils étaient armés. Chacun d’eux, pour protéger ses agneaux et ses chèvres contre les chacals, les hyènes et les oiseaux de proie, portait une fronde à sa ceinture. Partout en ce pays, les pierres abondent, et les jeunes pâtres, sur notre demande, nous firent juger de leur talent. Lancée de très loin, la pierre frappait le but avec une précision presque infaillible et une force à tout rompre. A les voir, on comprenait David renversant Goliath avec sa fronde. La vie à demi sauvage de ces enfans de l’Orient était pour nous un spectacle plein d’intérêt. Ces bergers ont peu d’idées, ils sont ignorans et grossiers ; mais leur saine virilité se développe largement au sein d’une rude nature. Ils ont beaucoup à nous envier, mais nous ne pouvions nous empêcher de leur envier aussi quelque chose de leur agreste liberté.

Pour camper le soir dans un lieu nommé Alma, nous nous élevons rapidement à travers une contrée montagneuse des plus accidentées, longeant des vallées profondes, larges en haut, et dont le fond n’est que le lit étroit et tortueux de quelque torrent presque toujours desséché. D’étranges compatriotes nous attendent dans un village nommé Déchon, dont les toits, au lieu d’être plats comme partout en Syrie, ont une doublé pente. Les habitans sont des Algériens qui ont émigré pour ne pas devenir Français ; cependant ils savent fort bien nous reconnaître pour de quasi-concitoyens, et en profitent pour nous demander l’aumône. Un de ces mendians nous montre ses papiers ; ils sont en français et fort en règle. On y atteste à tous venans que cet homme est noble et a droit au titre héréditaire de chérif. Si noblesse signifie antiquité de race, il est incontestable qu’un Talbot et un Montmorency sont des gentilshommes bien nouveaux à côté d’un cohen juif issu peut-être d’Aaron, ou même d’un portefaix arabe au turban vert descendant en ligne plus ou moins directe de Fatmé, la fille de Mahomet.