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palimpsestes. Souvent au moyen âge, quand les copistes manquaient de parchemin, ils effaçaient par des lavages ou des enduits ce qui était écrit sur les feuillets de quelques vieux livres, et ils écrivaient des pages nouvelles par-dessus les anciennes ; mais avec le temps leur encre a pâli, l’ancienne écriture a percé sous l’enduit usé, et c’est ainsi qu’on peut lire des fragmens d’une comédie de Ménandre à travers un sermon de saint Augustin. Quelquefois même, si les deux écritures ne diffèrent pas trop, elles s’enchevêtrent de telle sorte qu’il est malaisé de ne pas les confondre. De même, toutes les fois qu’une religion en supplante une autre, il arrive tôt ou tard que celle qu’on croyait effacée reparaît au sein même de la religion nouvelle, la pénètre, la modifie, y reprend et y exerce quelque chose de son ancien prestige ; cela est vrai partout, mais le Liban et la Galilée en offrent particulièrement des exemples. Toutes les religions sont plus ou moins palimpsestes, et il y a bien des rites, des dogmes, des institutions, qui remontent beaucoup plus haut qu’on ne croit. En ce sens, les moines du mont Carmel n’ont nullement tort ; si ce n’est leur ordre, au moins l’institution monacale en Syrie est fort antérieure au christianisme.

Ce n’est pas tout. Si les religions du passé percent dans celles du présent, il se fait aussi une réaction en sens inverse. Par ignorance le plus souvent ou par crédulité, quelquefois aussi par calcul, les cultes nouveaux s’assimilent rétrospectivement la foi et les usages du passé. Qui n’a vu ces peintures naïves où un grand-prêtre juif habillé en évêque bénit devant un autel chargé d’images l’union de la Vierge et de Joseph, tandis que la bénédiction nuptiale n’existait point chez les Juifs ? On sait qu’un peintre du moyen âge a représenté Jésus et les deux larrons assistés au Calvaire par des moines, le crucifix à la main. Salvator Rosa, dans sa satire sur la peinture, se moque d’un artiste qui avait représenté Marie, au moment où l’ange va lui apprendre qu’elle enfantera le Sauveur, disant ses heures devant un crucifix. Les moines du Carmel font mieux encore. Deux grandes inscriptions sur des plaques de marbre, à gauche et à droite de l’entrée, attestent qu’en ce lieu le culte de la Vierge-mère fut célébré pendant des siècles avant de l’être partout ailleurs, et même bien des siècles avant qu’elle naquît. Voici comment on est arrivé à ce paradoxe un peu trop hardi. On affirme généralement qu’Isaïe a prophétisé la naissance miraculeuse du Christ. Les prophètes, ajoute-t-on, savaient donc le fait à l’avance ; le sachant, ils ont dû adorer ce mystère, et voilà le culte d’hyperdulie que l’église catholique rend à la Vierge reculé de bien des siècles. Voilà des Juifs rétrospectivement initiés à un culte que, pour divers motifs, ils n’eussent jamais accepté. C’est ainsi que les cultes établis