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l’esprit. Le visiteur, pour peu qu’il soit lettré, ne songe ni à Pompone de Bellièvre, qui fut le vrai créateur de la maison, ni à la comtesse de Valois-Lamotte, qui y fut amenée en fiacre après la terrible matinée du 21 juin 1786 ; il ne se souvient que de Manon Lescaut, Le peintre a été si habile que la fiction est devenue plus vivante que la réalité, et qu’il faut faire un certain effort de raisonnement pour ne pas demander aux surveillans de vous conduire à la cellule où la maîtresse de Desgrieux fut si cruellement enfermée, et où elle cachait « ce teint de la composition de l’amour » sous l’humble cornette des prisonnières. D’ailleurs, cette inévitable impression s’efface vite à l’aspect de vieilles femmes assises sur les bancs, et l’on comprend aussitôt que l’hospice a perdu le caractère de maison correctionnelle qu’il avait au siècle dernier. C’était, dit une notice faite en 1657 pour le cardinal de Mazarin, « un grand emplacement de 18 à 20 arpens dans lequel il y avait divers corps de bâtiment de 30 à 40 toises de long, en forme de grange, où se faisait le salpêtre, et d’autres où il y avait une fonderie et quelques lieux propres à des magasins. » On l’appelait communément le petit arsenal ; l’édit royal du 27 avril 1656 en fit don à l’administration de l’Hôpital-Général, et décida qu’il serait mis en état de ; recevoir les mendians.

La Salpêtrière et Bicêtre semblent avoir été faits ! pour une destinée commune. Comme l’hospice de la vieillesse (hommes), l’hospice de la vieillesse (femmes) a contenu une population où tous les élémens se trouvaient confondus. Tenon, dans son rapport de 1788, dit qu’on y rencontrait « des femmes et des filles enceintes, des nourrices avec leurs nourrissons, des enfans mâles depuis l’âge de sept ou huit mois jusqu’à celui de quatre à cinq ans, des jeunes filles de tout âge, des vieilles femmes et des vieillards mariés, des folles furieuses, des imbéciles, des paralytiques, des épileptiques, des estropiés, des teigneuses, des incurables de toute espèce, » tout cela pêle-mêle. Il s’y trouvait même des femmes atteintes d’écrouelles, car à cette époque la vertu miraculeuse s’était retirée de nos rois, et c’est en vain que Louis XVI aurait dit : « Je te touche, Dieu te guérisse. » Dans les jardins, des marchands avaient dressé des baraques où se tenait une foire perpétuelle ; « c’est un cloaque affreux, » disent Camus et Larochefoucauld-Liancourt., Au centre même de l’hospice, s’élevait une geôle divisée en quatre services distincts : le Commun, maison d’arrêt pour les filles publiques, — la Correction, réservée aux filles débauchées qui pouvaient revenir au bien, — la Prison, où l’on gardait les personnes arrêtées par ordre du roi, — la Grande-Force, destinée aux femmes flétries par la justice. Les malheureuses qui étaient détenues au mois de septembre 1792