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met des rideaux en perse à la fenêtre et autour du lit, on colle un papier gai sur la muraille, on accroche à côté de la croisée des portraits photographiques, on installe le chat familier sur un coussin, on a dans une cage quelques oisillons, serins ou chardonnerets ; en un mot, on ne recule devant aucun effort pour faire de ce cabanon un « chez soi, » et pour lui donner un caractère individuel qui est comme une protestation contre la règle uniforme de l’hospice. Toutes les heureuses qui vivent là et qui ont gardé quelques souvenirs palpables de leur existence passée les répandent avec complaisance autour d’elles ; sur une commode, nous avons remarqué une couronne de mariage et un bouquet virginal de fleurs d’oranger abrités par un globe de verre.

Comme à Bicêtre, on a consacré des divisions séparées aux grandes-infirmes ; mais le dortoir des gâteuses est bien encombré ; nous y avons compté soixante-trois lits. Un quartier spécial est réservé aux cancérées : jamais Dante ni Callot n’ont imaginé des monstres pareils à ceux qui sont là, et desquels on détourne son regard. La plupart des misérables qu’on a reléguées dans ces dortoirs isolés sont atteintes de l’horrible mal qu’on a bien nommé le lupus, car il est dévorant comme un loup ; c’est le même que le moyen âge appelait noli me tangere, ne me touche pas ! C’est la dartre rongeante, celle qui lentement, mais inévitablement, désagrège les tissus, les ouvre et les détruit jusqu’aux os, qu’elle met à nu. Chez les femmes, bien plus fréquemment que chez les hommes, elle se jette au visage et en fait une plaie vive, si épouvantable, si hideuse, qu’elle défie toute comparaison. La face est un mélange de tubercules, d’ulcères, de cicatrices blanches, qui laissent écouler une sanie perpétuelle. La peau, rugueuse, boursouflée par des soulèvemens internes, semble être pralinés partout où elle n’est pas tombée sous l’action corrosive de cette maladie féroce. Les lèvres, le nez, les paupières mangées, donnent au visage l’apparence d’une tête de mort sanguinolente : c’est un cauchemar. L’une de ces malheureuses est devenue pour ses compagnes même un tel objet d’horreur qu’on lui enferme la figure dans un bonnet de cotonnade en forme de cornet qui la cache absolument aux regards. Par une ironie du sort, elle porte le nom de la magicienne des rajeunissemens, elle s’appelle Médée. Les grandes-infirmes ont une infirmerie spéciale ; on les y transporte quand une maladie accidentelle vient s’ajouter à leur mai incurable. Pour les malades des autres services, il existe une grande infirmerie isolée entre deux parterres ; les salles en sont assez vastes pour qu’on ait pu placer les lits de telle sorte que chacun d’eux soit en face d’une fenêtre, disposition excellente, et qu’il serait bon d’appliquer autant que possible à nos hôpitaux.