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d’une canonnade qui avait duré une heure environ, l’Alabama amenait son pavillon et coulait bas vingt minutes après. Les canots, qui heureusement n’avaient pas été fracassés par les boulets, furent mis à l’eau en temps utile ; les blessés et les hommes qui ne savaient pas nager s’y embarquèrent et furent recueillis par le Kearsarge. Quant à ceux qui se sauvèrent à la nage, les uns furent ramassés par les canots du Kearsarge et faits prisonniers ; d’autres, repêchés par des bateaux-pilotes qui s’étaient approchés du théâtre de la lutte, rentrèrent à Cherbourg sains et saufs. Le capitaine Semmes, son lieutenant et la plupart de ses officiers, qui étaient restés à bord jusqu’au dernier instant, sauvèrent leur vie et leur liberté par un singulier moyen. Un Anglais, propriétaire d’un yacht à vapeur, le Deerhound, était venu à Cherbourg avec sa femme et ses enfans pour assister à ce spectacle grandiose et rare d’un combat naval. Le yacht n’était pas éloigné lorsqu’on vit l’Alabama sombrer. Il s’approcha aussitôt du Kearsarge et offrit ses services. Le commandant fédéral aurait répondu, s’il faut en croire le narrateur : « Pour l’amour de Dieu, sauvez ce que vous pourrez. » Fort de cette autorisation, le propriétaire du Deerhound mit ses deux canots à flot, recueillit quarante naufragés environ, et sans perdre un instant partit à toute vapeur pour Southampton. En définitive, il n’y eut que dix hommes de l’équipage de l’Alabama qui périrent dans cette catastrophe finale.

S’il est vrai que des hommes généreux forment une association sous le nom d’hospitaliers de la mer, afin d’assister à l’avenir aux batailles navales et d’en recueillir les victimes, il n’est pas superflu d’observer que le commandant du Kearsarge se prétendit lésé par l’intervention du Deerhound, qui lui avait dérobé des prisonniers. Le cabinet de Washington eut le tort de s’associer à ces plaintes. D’après M. Seward, le yacht anglais devait remettre au capitaine victorieux les naufragés recueillis sur le théâtre du combat. La raison qu’il faisait valoir est qu’un neutre ne peut intervenir en faveur de l’un des belligérans sans être par le fait partie dans le conflit et comme tel exposé aux chances de la lutte. Par humanité, nous espérons que cette doctrine ne prévaudra pas, et que le Deerhound aura, le cas échéant, de nombreux imitateurs. Vainqueurs et vaincus sont en général tellement épuisés à la suite d’un combat naval, que les secours bénévoles de témoins neutres et désintéressés sont un bienfait pour tous sans être un danger pour personne.

Telle fut la carrière de l’Alabama, le plus redoutable et le plus heureux des corsaires confédérés. Voyons ce que devinrent les autres. Nous avons dit que la Florida était entrée à Mobile en plein