Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raient singulièrement changés. Ce que Napoléon a été au commencement du siècle, l’Allemagne le serait aujourd’hui ; elle serait une menace permanente pour tous. Voilà la paix qu’on préparerait, et qui serait assurément aussi funeste à l’Allemagne qu’à la France. Ce serait tout au plus une trêve agitée, pleine de ressentimens toujours prêts à éclater. La civilisation se verrait détournée de son cours. Les uns resteraient armés pour assurer leurs conquêtes ou pour les étendre, les autres s’armeraient pour se défendre. La violence pénétrerait partout, et pour longtemps, à coup sûr, toutes les idées de droit, d’équité, de progrès moral disparaîtraient dans un tourbillon de feu et de sang. Nous avons donc le droit de dire que le moment est décisif, non pas tant pour la France seule que pour la civilisation tout entière, dont les destinées ne sauraient être interrompues par des déchaînemens incessans de l’ambition et de la force. Au fond, c’est la vraie question que M. Jules Favre a posée dans son manifeste lorsqu’il a placé la Prusse dans l’alternative de s’arrêter, si elle n’a porté dans la guerre qu’une pensée de défense, ou de dévoiler des vues ambitieuses qui donneraient évidemment un caractère nouveau et plus redoutable à la guerre actuelle.

Maintenant comment retrouver les conditions d’une paix possible au milieu de toutes ces passions frémissantes et des nouveaux combats qui se préparent ? Évidemment le bruit des armes étouffe pour le moment toute pensée de conciliation. Les Prussiens s’avancent sur nous, et Paris se dispose à se défendre, confiant dans sa force morale autant que dans ses forces matérielles, s’exaltant à l’espérance virile de voir l’orgueil prussien expirer sur ses remparts. S’il faut encore des chocs meurtriers, d’horribles effusions de sang, il y en aura indubitablement ; tout se prépare pour cela. Si meurtrie qu’elle ait été jusqu’ici, la France ne sera point inégale à son destin. Quand tout s’agite ainsi à l’approche de nouvelles convulsions de la guerre, ce n’est pas, nous en convenons, une œuvre facile de chercher la paix, et l’Europe, qui aurait pu jouer un rôle utile, ne semble pas encore revenue de la stupéfaction où l’ont plongée les événemens. Que pourrait-elle faire ? Elle ne le sait pas elle-même ; elle a des impressions, des agitations, des velléités, des craintes ; en réalité, elle n’a rien fait jusqu’à présent, elle n’est pas arrivée à donner une forme à ses pensées ; elle se recueille, les événemens deviendront ce qu’ils pourront.

Pourquoi ne pas dire le mot ? L’Europe, depuis le commencement de la guerre, n’a eu que des sentimens assez douteux pour la France, et quand sont venus nos premiers désastres, elle n’a pas été trop fâchée de ce mécompte infligé à notre orgueil. Évidemment elle ne nous portait que peu d’intérêt, et si quelques-uns faisaient exception, c’était en vérité de leur part un intérêt très platonique, peu soucieux de se manifester d’une manière active. Depuis quelques jours, il est vrai, depuis