Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce point. Nul n’était donc mieux préparé que lui pour faire la satire sanglante des financiers.

Le moment n’était pas moins bien choisi que l’auteur était bien armé pour écrire cette comédie. C’était dans l’hiver de 1709, unes de ces années fatales dont notre pauvre et chère France garde le souvenir, au lendemain de Ramillies, à la veille de Malplaquet, quand un froid rigoureux empêchait les arrivages de grains, lorsqu’on mangeait du pain d’avoine à Versailles, et que dans les provinces le peuple périssait de la famine. Des partisans enrichis par la misère générale, engraissés de la substance publique, insultaient par l’étalage de leur or à la détresse de tous, et refusaient de prêter à l’état. Vers le même temps, des marchands de Saint-Malo qui rapportaient du Pérou 30 millions en donnaient la moitié au roi. Tandis que ces braves citoyens sauvaient le pays, un autre Breton vengeait la misère en châtiant les fripons du fouet de sa verve irritée. Le bruit de cette expiation qui les attendait émut les partisans, tout endurcis qu’ils étaient dans leur impudence. Ils offrirent 100,000 francs, si l’auteur retirait sa pièce. Lesage refusa ; il était pauvre pourtant. Réfléchissez à l’impression que dut produire cette comédie : 100,000 francs n’étaient pas trop, et les hommes de finance faisaient encore une bonne affaire. Ne pouvant couper la voie à l’ennemi avec de l’argent, ils s’adressèrent aux ministres. L’œuvre de Lesage n’aurait pas abouti sans la protection du grand dauphin, grâce à qui on obtint qu’elle fût jouée.

Turcaret élève le rôle du financier à la hauteur d’un caractère. Jusque-là, les Bredouille et les Basset n’avaient que le ridicule de la profession, le ridicule le plus superficiel : rien ne manque à Turcaret, et la conception en est générale. Son métier est celui de voleur public. Il prête à usure aux fils de famille, il organise des faillites et a la main dans des banqueroutes. Il exerce une grande influence dans la rue Quincampoix, et fait entrer dans les compagnies des agens qui le mettent de moitié dans leurs escroqueries. Il vend des places dans les directions de finances du royaume et se fait confier les épargnes des petits artisans. Voilà son industrie, et il a des aigrefins tels que M. Rafle pour le seconder dans les basses œuvres de son commerce. C’est un parfait traitant, un partisan authentique ; la preuve en est à la scène cinquième de l’acte III et à la scène sixième de l’acte II, où Lesage a risqué des jeux de mots sur ces deux professions.

Le financier a des prétentions au goût en fait d’art et d’objets de luxe : cela est de tous l’es temps. Turcaret aime la musique, et il est abonné à l’Opéra. Il se connaît surtout en bâtiment, et il construit un hôtel dont le terrain contient 4 arpens, 6 perches, 9 toises, 3 pieds et 11 pouces ; rien n’y manquera, M. Turcaret le ferait