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de Lesage et Dorneval ; « ils trouvaient dans ce spectacle un ingénieux mélange de tous les autres ensemble, Aussi n’a-t-elle point fini faute de spectateurs. » Nous sommes fiers avec raison de notre théâtre national, mais nous oublions trop qu’il ne devint grand qu’à l’aide d’un peu de liberté, et que sa décadence a commencé lorsque le privilège fut sans limite et sans contre-poids.

C’est dans cette pauvre enceinte élevée par quelques auteurs obscurs, excepté un, que se réfugia la satire populaire. On y continua par momens la guerre aux maltôtiers, une guerre de tirailleurs, car les combats en règle auraient fait fermer immédiatement les baraques on tâchait de vivre cet art fait pour le peuple. Lesage s’y était transporté avec armes et bagages ; grâce à la simplicité du lieu, il put décocher aux financiers ce qui restait de flèches dans son carquois.

N’est-il pas curieux de le retrouver ajoutant une sorte de supplément à son Turcaret, treize ans après la représentation de sa comédie ? Dans une des pièces écrites par lui, au moins en collaboration, pour le théâtre populaire, dans la Foire des fées, il y a un cocher, un fiacre, comme on disait alors, qui pourrait représenter M. Turcaret après sa déconfiture. C’est un échantillon de ces enrichis, de ces champignons de la rue Quincampoix, qui ont rendu gorge par les soins du gouvernement de la régence. Il était devenu riche une nuit que deux actionnaires en bonne fortune avaient oublié leur portefeuille dans sa voiture. Oh ! l’heureux temps que celui où il disparut de l’écurie, et reparut changé en fameux négociant !

« On désertait tous les quartiers pour se rendre dans une rue trop célèbre. Les procureurs quittaient le château, et la veuve et l’orphelin étaient tranquilles. Les médecins abandonnaient les malades, et les malades guérissaient. Les poètes négligeaient l’Opéra, et l’Opéra ne s’en trouvait que mieux. Nous étions un tas de nouveaux riches qui composaient un monde à part Nous vidions les magasins, nous nous emparions des châteaux, et nous enlevions au public les beautés vagabondes pour partager avec elles notre prospérité. »

Il a perdu ses millions, certaines gens les lui ont ôtés, qui ont voulu savoir d’où ils venaient, des gens bien curieux qui remontaient à la source de tout ; mais comment retrouver cette source ? Les richesses des Turcarets leur ressemblent ; elles sont sans origine. Ces curieux sont les membres des chambres de justice établies par le régent ; il fallait bien un petit bout de flatterie pour servir de rançon à la satire. Il est vrai que son altesse le régent, dont les comédiens italiens par extraordinaire jouaient cette pièce à la foire Saint-Laurent, aurait pu faire mieux que de contraindre les fripons à rendre gorge : c’était de ne pas commencer par leur donner carrière.

Ces silhouettes, lestement enlevées, tenaient tant bien que mal