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victorieuse, avec tout l’avantage moral d’une décisive attestation de puissance ; elle restait désormais bien libre de s’organiser comme elle le voudrait. Après ce qu’elle avait fait, la victoire la plus enviable et la plus utile était celle qu’elle pouvait remporter sur elle-même par une modération prévoyante et hardie. Entre les deux combattans, il est vrai, il y avait ce qu’on pourrait appeler une difficulté de communication. La république naissait à peine, elle n’était point reconnue par la Prusse, qui s’avançait à grands pas sur Paris sans dire un mot de ses desseins et des conditions qu’elle mettait à la paix. Comment négocier ? Pour une difficulté de forme ou d’étiquette, fallait-il cependant attendre que les premières hostilités sous Paris eussent rendu toute tentative de pacification impossible, et exposer deux grandes nations à sacrifier encore, dans un duel désormais sans but, des milliers de vies humaines ? Il est certain que, si à ce moment les puissances européennes l’avaient voulu, elles auraient pu exercer une action aussi décisive que salutaire, et la médiation qu’elles auraient offerte ou imposée aurait eu le caractère d’une intervention utile pour elles-mêmes tout autant que pour les deux adversaires placés en présence les armes à la main. Puisqu’elles ne faisaient rien et que les plus actives se bornaient à presser le nouveau gouvernement français d’aller droit à l’ennemi ou au vainqueur pour lui proposer la paix, devait-on négliger ce dernier moyen ? Dût-on ne pas réussir, ne valait-il pas mieux, avant de reprendre le combat, forcer l’ennemi dans ses retranchemens et lui arracher le secret de ses prétentions ? Voilà toute la question ; c’est de là justement qu’est née cette démarche, cette tentative de M. Jules Favre à laquelle s’est attachée un instant une suprême espérance ou une suprême illusion, qui n’a point réussi à rétablir la paix, il est vrai, mais qui en définitive a eu pour la France cet autre résultat, presque aussi favorable, de dissiper tous les doutes, de simplifier et d’éclaircir toutes les situations devant l’Europe, devant le monde entier, qui a maintenant les yeux fixés sur Paris.

Évidemment M. Jules Favre a été obligé de se faire quelque violence et de passer par-dessus toutes les considérations vulgaires pour s’élever à la hauteur du devoir qu’il s’imposait. À n’écouter qu’un premier sentiment, il devait éprouver plus de répugnance que d’empressement, et il pouvait s’abstenir sans qu’on songeât même à s’en étonner. À ne s’occuper que de la correction diplomatique, il n’avait rien à faire, il ne pouvait que laisser aux événemens le soin de débrouiller cette situation terrible. Aller ainsi, l’amertume du sang versé dans le cœur et en diplomate volontaire, au camp prussien pour présenter la paix à un ennemi qu’on savait plein de l’orgueil de ses victoires, c’était certes de toute façon une démarche extraordinaire ; mais c’est précisément par ce qu’elle a d’extraordinaire que cette démarche a eu tout son effet,