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et qu’on remarque bien que, lorsqu’il se rejetait dans une hostilité grandissante contre l’établissement de 1830, il ne tenait pas davantage à se confondre avec les chefs de l’opposition dynastique ou démocratique : il tenait à rester lui-même. Lamartine n’a eu jamais quelque faiblesse que pour deux hommes avec lesquels il n’avait certes pas de frappantes ressemblances, Talleyrand et Béranger. Et pourquoi ? qui l’aurait cru, s’il ne l’avait dit lui-même ? Il voyait dans ces deux hommes ses deux parrains en poésie et en politique. C’était Talleyrand qui l’avait sacré poète par ce petit billet de 1820 où il saluait l’aurore des Méditations, c’était Béranger qui le baptisait homme d’état par une lettre d’admiration et de prophétique enthousiasme au lendemain des Girondins. Il n’y a que lui pour avoir de ces combinaisons imprévues de noms, d’hommes, servant ensemble à élever un piédestal an génie satisfait de lui-même.

Lamartine a eu toujours une autre ennemie intime cachée en lui, ou, si l’on veut, une autre dangereuse séductrice en politique ; c’est l’imagination, une imagination inépuisable d’illusions, de mirages et de fictions. Assurément il n’en croyait rien ; il pensait être le mortel le mieux doué de toutes les aptitudes positives, un diplomate aussi habile à conduire les hommes qu’à manier les intérêts, un économiste au courant de tous les secrets de la richesse des nations, même un administrateur des plus entendus. Au fond, c’était surtout et avant tout un poète voyant les choses, les hommes, les événemens, les dévolutions, la politique, à travers le prisme de l’imagination. Et c’est lui-même qui le dit dans ces Entretiens qui sont si souvent des confessions : « les révolutions de 1814 et de 1815 auxquelles j’assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me consacrai, m’apparurent, comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur côté littéraire… Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie. L’existence était un poème pour moi. » Vous souvenez-vous de cet enfant de la Comédie infernale, de ce petit George à qui son père, le comte Henri, fait réciter une prière, l’Ave Maria ? L’enfant commence la prière, et dès les premiers mots il est emporté par l’imagination, il s’échappe en effusions lyriques. Le père le ramène sans cesse au texte simple et pur, et sans cesse l’enfant recommence ses effusions sans pouvoir réciter jusqu’au bout la prière dans sa simplicité. C’est l’image de ce poète orateur, pour qui la réalité n’est qu’un thème qu’il est toujours prêt à broder d’innombrables et merveilleuses variations. Il le dit lui-même avec une naïveté singulière, « l’âge en avançant a changé la note, mais non l’instrument. » Vieux ou jeune, en politique comme en poésie, il brode, il improvise, il ajoute presque malgré lui au texte sacré de la vérité, et c’est