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certainement un des hommes qui, sans calcul et sans en avoir conscience, ont eu au plus haut degré la faculté de l’inexactitude.

Tout se transfigure naturellement dans son esprit. Il ne se souvient pas même avec précision des événemens auxquels il a pris part, des circonstances dans lesquelles il a joué un rôle, et qu’il ne rapporte pas moins avec toute la magie de l’éloquence. En poésie, soit encore ; en politique cela peut conduire loin. Pour ne citer qu’un exemple, Lamartine raconte qu’à l’époque de la coalition de 1839, après un vote qui partageait la chambre et mettait en doute l’existence du ministère, le comte Mole, président du conseil, rassemblait ses collègues pour provoquer leur délibération sur l’opportunité de la dissolution du parlement. Lamartine, comme le plus éminent défenseur du cabinet, était de ce conseil. Il fit, à ce qu’il assure, un discours pour montrer le danger de la dissolution de la chambre, l’agitation semée dans le pays, le retour probable des coalisés retrempés dans le suffrage populaire, l’humiliation de la couronne, et, dans le lointain, la ruine inévitable de la monarchie comme conséquence d’un enchaînement de fatalités parlementaires. Ce discours fît une impression telle que les ministres, les uns après les autres, se ralliaient à l’opinion de Lamartine, lorsque M. Molé brusquait la délibération en disant avec impatience qu’il n’était plus temps, et en tirant de son portefeuille un décret de dissolution déjà signé par le roi. La scène est assurément curieuse, presque dramatique, et rien n’est négligé dans le récit, ni le geste de l’orateur, ni l’attitude des ministres, ni la mobilité des physionomies. Or j’ai voulu recueillir le témoignage d’un des ministres les plus honorables et les plus éclairés de ce temps. Il n’y a qu’un malheur d’après lui, c’est que cette scène elle-même est une fiction, une illusion rétrospective de l’auteur des Girondins. M. Molé n’aurait jamais fait cette violence à ses collègues, et les collègues de M. Molé ne l’auraient jamais souffert. La seule chose vraie, c’est que, par déférence pour un concours aussi éloquent que désintéressé, on avait demandé l’avis de Lamartine simplement, sans aucun appareil, et Lamartine allant chez M. Molé avec M. de Montalivet avait donné l’avis qu’on lui demandait. Tout le reste est l’effet de ce don singulier de colorer, d’idéaliser la plus simple réalité, de la voir « par le côté littéraire. » C’est le signe de la prédominance de cette faculté d’illusion, de cette puissance de l’imagination que Lamartine portait dans le récit des événemens, dans les affaires publiques comme dans sa vie, et cette imagination du poète, il l’attestait jusque dans ses ambitions. À travers les modesties du présent, il entrevoyait aussitôt ou il imaginait je ne sais quel avenir indéfini où les impatiences inassouvies d’un talent grandissant