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de ces deux villes ; mais on comprit bientôt le plan des Prussiens en voyant qu’ils ne franchissaient pas la limite du département du Bas-Rhin et qu’ils se concentraient autour de Strasbourg. Ils poursuivaient un but capital, la prise d’une place forte de premier ordre ; ils rencontraient dans leurs tentatives de grandes difficultés, et avec la ténacité du génie allemand ils portaient toute leur attention sur ce point unique, sans la disperser un instant sur d’autres opérations. La place de Schlestadt avait beau faire sous leurs yeux, comme pour les provoquer, toute sa toilette de guerre, raser les beaux arbres de ses environs, détruire sa gare, ruiner les élégantes constructions de sa zone militaire ; le capitaine Stouvenot, avec une compagnie de gardes mobiles, avait beau tendre un piège aux dragons badois, et, après leur avoir tué quelques hommes, essayer de les attirer sous le canon des remparts ; l’ennemi ne consentait pas à sortir des limites qu’il s’était fixées dès le début, et, même pour chercher des vivres, pour frapper les campagnes de réquisitions, il ne dépassait pas le val de Ville.

Le département du Haut-Rhin, si riche et si florissant jusque-là, quoique non occupé par l’ennemi, n’en était pas moins atteint aux sources vives de sa prospérité. Il ne servait pas, il est vrai, de champ de bataille ; ses villes et ses villages ne portaient pas, comme Wissembourg, Wœrth, Reischoffen et Niederbronn, les traces de ces sanglans combats qui, en détruisant la vie humaine, altèrent la physionomie de la nature et défigurent jusqu’au paysage : une partie de sa population ne campait pas dans les bois comme celle du Bas-Rhin ; mais d’autres souffrances y suivaient la guerre et s’y aggravaient chaque jour par la durée de la lutte. Les puissantes manufactures de Mulhouse, auxquelles le chemin de fer de l’Est, confisqué par le gouvernement pour le transport des troupes, n’apportait plus la matière première de l’industrie, voyaient avec inquiétude leurs provisions s’épuiser et arriver le moment où elles ne pourraient plus procurer du travail aux milliers d’ouvriers qu’elles emploient. Pour conjurer cette crise, on fit des efforts désespérés. Les manufacturiers, restés tous à leur poste, donnant l’exemple du courage et de tous les sacrifices, obtinrent d’abord le rétablissement d’un train de marchandises sur la ligne de Mulhouse, puis, quand les communications avec Paris et le nord de la France furent définitivement coupées, nourrirent de leurs deniers les travailleurs sans ouvrage. Combien de temps leurs ressources personnelles ont-elles pu suffire à ce grand acte de charité ? Comment vivent aujourd’hui toutes ces familles auxquelles l’industrie la plus intelligente et la plus éclairée assurait non-seulement le pain de chaque jour, mais un logement salubre et gai,