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perspective de la lutte ne les effrayait point, et le maniement des armes n’étonnait point leur courage. La garde nationale s’organisa ainsi à l’improviste, par nécessité, sous le feu, et fournit à la garnison non-seulement des hommes capables d’opérer des sorties, mais d’habiles artilleurs. Une seule difficulté pouvait gêner les défenseurs, la présence dans les murs de Strasbourg de toute la population civile, qui, surprise par la rapidité de l’attaque, n’avait pu chercher un refuge hors de la ville. Les malades, les gens âgés, les femmes, les enfans au berceau, restaient encore et allaient subir les rigueurs du siège. Le temps manquait pour les faire sortir ; où les conduire d’ailleurs ? La rive allemande, de l’autre côté du Rhin, était interdite aux Français, la campagne n’était pas sûre ; on y pouvait rencontrer des cavaliers prussiens. Complètement intercepté du côté de Wissembourg, d’Haguenau, de Saverne, le chemin de fer n’offrait de débouché que vers la Haute-Alsace et menaçait déjà de suspendre absolument le départ de ses trains. Dès le 8 août, c’est-à-dire le surlendemain de la bataille de Reischoffen, on faisait sauter le petit tunnel qui passe sous les remparts. Le même jour, le crieur municipal annonçait dans les rues comme un événement extraordinaire, et qui ne se renouvellerait peut-être plus, le départ d’un train pour Mulhouse et pour Paris. La population civile se trouvait ainsi bloquée sans avoir eu le temps de se reconnaître ni de prendre un parti. Quelques-uns s’en inquiétaient en pensant à la difficulté de nourrir tant de bouches, aux épreuves qui attendaient tant d’êtres faibles ; mais un espoir vivace restait au fond des cœurs : on comptait sur des secours rapides et puissans, sur un retour offensif de nos armées victorieuses ; on ne se figurait pas que la ville de Strasbourg pût être abandonnée du reste de la France ! On pensait d’ailleurs que les principales horreurs de la guerre seraient épargnées aux habitans inoffensifs, que les remparts seuls seraient battus en brèche ; on se préparait à une lutte où les lois de l’humanité seraient respectées. Personne parmi les plus pessimistes n’aurait osé prévoir le sort qui attendait la population civile, les horribles ravages qui menaçaient la cité. On se rassurait peut-être d’autant plus que l’armée de siège se composait en grande partie de Badois, c’est-à-dire de voisins qui vivent de la France, avec lesquels les Alsaciens échangent chaque jour les relations les plus amicales, qui apportent sur les marchés de l’Alsace leurs denrées, les produits de leur sol en échange de l’argent français, qui tous les étés reçoivent dans leurs villes d’eaux, dans leurs nombreuses stations thermales, dans les auberges et les rians villages de la Forêt-Noire une véritable colonie française. Comment se figurer d’avance que ces amis, ces hôtes de la veille se transformeraient tout à coup en ennemis implacables et acharnés ?