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Du reste, l’illusion dura peu. Il fallut bientôt reconnaître qu’on subissait une guerre sans pitié, et que, du côté des assiégeans, toute considération philanthropique serait sacrifiée à la résolution arrêtée de prendre la ville dans le plus bref délai possible. Les travaux d’investissement et les opérations qui précèdent un siège se poursuivaient avec activité. Un général plus vigoureux, M. de Werder, remplaçait le commandant des troupes badoises, M. de Beyer, qu’on disait malade, mais que le gouvernement prussien soupçonnait peut-être de trop de mollesse ou de trop de générosité. Le nouveau commandant montra tout de suite qu’il ne reculerait pas devant les mesures les plus énergiques, qu’il ne se laisserait point arrêter par les règles ordinaires du droit des gens ; il mit en réquisition les habitans des environs de Strasbourg pour travailler aux ouvrages du siège. Ce fait, attesté par de nombreuses correspondances, précise dès le début le caractère de la lutte engagée. Toute l’histoire du siège en contiendra de semblables, nous les relèverons avec un sentiment douloureux, sans rien exagérer, sans vouloir envenimer les haines, ni surtout provoquer les représailles, mais en livrant la conduite de nos ennemis au jugement du monde civilisé, au jugement de l’Allemagne elle-même, lorsque, revenue de l’enivrement de ses succès, celle-ci examinera son œuvre. Peut-être alors les nobles esprits qu’elle renferme, ces penseurs, ces historiens, ces philosophes dont la France n’a jamais parlé qu’avec égard, s’élevant au-dessus des préjugés nationaux, jugeront-ils aussi sévèrement que nous-mêmes, et avec des regrets plus amers, des actes que leur patriotisme voudrait effacer de l’histoire de leur pays, mais que rien désormais n’arrachera plus de la mémoire des hommes, et dont le souvenir durera aussi longtemps que le nom de Strasbourg.

L’histoire des sièges se compose en général de tristes épisodes. Quelquefois cependant au milieu des horreurs inévitables les assiégeans s’efforcent de limiter les maux des assiégés inoffensifs, et de ne rien leur faire souffrir au-delà de ce qu’exigent les nécessités de l’attaque. Ici au contraire il semble qu’on ait voulu accumuler à la fois sur la population paisible tous les maux de la guerre et forcer les défenseurs à capituler par les souffrances, qu’on infligeait à ceux qui ne pouvaient se défendre. N’espérait-on point par exemple désarmer les canonniers de la place en leur montrant sur les travaux des assaillans quelques compatriotes que leurs projectiles risquaient d’atteindre en même temps que l’ennemi ? N’était-ce pas un moyen de paralyser la défense aussi bien que d’augmenter les ressources de l’attaque et de gagner du temps par l’emploi d’un plus grand nombre de bras ? De tels procédés révoltent les nations