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sainement la situation. Il écrivait à un de ses anus : « Nous brûlons à petit feu, » et plus tard à M. Buys, pensionnaire de Hollande : « Il faut faire à mauvais jeu bonne mine. »

Ainsi poussé par le sentiment vrai de l’intérêt général et par la nécessité de son intérêt particulier, le cabinet tory résolut de faire discrètement une tentative de pacification. Il trouva sous sa main un agent sans conséquence, mais qu’il jugea propre à remplir sa mission dans le plus profond secret. C’était un abbé Gautier, prêtre français fort obscur, passé en Angleterre, en qualité d’aumônier de l’ambassadeur de France après la paix de Riswyck. L’abbé Gautier s’était introduit auprès de lady Jersey, catholique, et il était resté à Londres après la rupture qui suivit l’acceptation du testament de Charles II par Louis XIV ; il était fort intelligent, instruit de l’état des affaires et capable de remplir prudemment un message. Le comte de Jersey l’ayant présenté à lord Bolingbroke, celui-ci lui demanda gaîment s’il voulait courir la chance d’obtenir 30,000 livres de rente ou d’être pendu. « Divers hasards, lui dit-il, peuvent vous faire pendre comme espion ; mais, si vous réussissez, vous pouvez rendre un grand service. » Gautier accepta la commission, et lord Bolingbroke lui donna ses instructions. Il s’agissait de faire le voyage de Versailles sans passeports ni lettres de créance, et de se présenter chez M. de Torcy, auprès duquel il pourrait s’accréditer par certains détails de nature à prouver au ministre français que sa mission émanait véritablement du gouvernement britannique. Ainsi introduit, Gautier devait informer M. de Torcy que la reine Anne souhaitait la paix, mais que le cabinet tory ne pouvait pas ouvrir une négociation directe avec la France, qu’il fallait par conséquent que le roi proposât encore aux Hollandais de renouer des conférences pour la paix générale, et qu’une fois ouvertes, l’Angleterre prendrait ses mesures pour les faire aboutir heureusement.

M. de Torcy a raconté avec esprit, dans ses Mémoires, l’arrivée inopinée de l’abbé Gautier auprès de lui. « Voulez-vous la paix ? dit ce dernier au ministre. Demander alors à un ministre du roi s’il souhaitait la paix, c’était, ajoute Torcy, demander à un malade s’il voulait guérir. » Il accueillit cependant avec beaucoup de prudence la communication de l’abbé, et, sans s’expliquer sur le fond des choses, il répondit que la dignité du roi ne lui permettait pas de traiter par la voie des Hollandais, mais que l’entremise de l’Angleterre elle-même lui serait agréable. L’abbé demandait à M. de Torcy une simple lettre de compliment pour lord Bolingbroke, afin de justifier de l’accomplissement de sa mission. La lettre fut donnée, et l’abbé repartit pour Londres, d’où il ne tarda pas à revenir pour demander de la part des ministres anglais à