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Ajoutez un autre symptôme peut-être encore plus éloquent que les changemens d’allure de cette immense armée, je veux parler de l’inconcevable faute dont n’a pas su se garantir l’habile auteur de cette guerre, celui qui en silence la prépara si bien, qui la gouverne et la conduit encore, l’âme et le bras, le chef réel de son pays. Que le roi Guillaume ait quelque peine à porter le fardeau de sa gloire inespérée, qu’il en perde la tête, et que son orgueil se berce d’insolentes chimères, de prétentions outrecuidantes, il n’y a rien là qui m’étonne, rien qui trompe mes prévisions ; mais M. de Bismarck s’enivrer de la même fumée, s’abandonner aux mêmes appétits, tomber dans ces excès vulgaires, ne plus se posséder, ne plus se contenir, oublier l’A B C de la diplomatie, et comme un écolier donner en plein dans le plus transparent des pièges, voilà qui signifie quelque chose de plus qu’une simple défaillance d’un éminent esprit. J’y vois le signe indubitable des voies nouvelles où nous entrons et des revanches qui pour nous se préparent.

Si le chancelier fédéral, répondant à M. Jules Favre, à ce loyal ultimatum si noblement posé, eût laissé voir quelque modération, ne fût-ce qu’en paroles, sans même s’engager à fond, grâce aux ressources du métier, sait-on ce qu’il y gagnait ? Il nous lançait un brandon de discorde, il nous semait la guerre civile. Des conditions à demi tolérables pouvaient alors séduire tant de gens ! Les impatiens, les timides, les travailleurs sans ouvrage, les intérêts en souffrance, eussent exigé qu’on traitât, tandis que les résolus, les fermes cœurs se seraient indignés. De là de sérieux conflits, des troubles, des querelles, au grand profit de M. de Bismarck. Le comble du savoir-faire dans cette heure solennelle qui aura sa date dans l’histoire était donc de ne rien surfaire, de dire tout net son dernier mot, de simuler surtout un grand respect du droit de singer les sentimens honnêtes. S’il se fût imposé cette tâche, il nous ruinait du coup ; mais il a préféré la stérile jouissance d’exhaler ses rancunes et de goûter devant son interlocuteur le plaisir de dépecer la France, sinon de fait, au moins en conversation. Il a commis ainsi, en proclamant ses folles exigences, la même faute, la même exactement que l’ex-empereur Napoléon en déclarant la guerre à la Prusse. Il faut qu’il se résigne à ce parallèle désobligeant, les deux déclarations se valent : l’une a produit d’un seul coup l’unité allemande, ce danger que depuis, quatre ans il s’agissait de conjurer ; l’autre aussi promptement a fait éclore en France l’unité des partis, utopie généreuse à peine rêvée jusque-là. Ne fût-elle que temporaire, cette unité bienheureuse, elle aura fait notre salut et la ruine, à coup sûr, de l’invasion prussienne. Grâces en soient rendues à l’illustre ministre ; c’est lui qui nous l’aura donnée. Il a fait mieux encore, il a du même coup fondé sérieusement chez nous la république. Pour ceux-là même à qui ce nom rappelait de tristes souvenirs, du moment qu’il sera prouvé que nos