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je l’estime… Pourtant elle n’a de raison d’être que si elle nous pousse à nous recueillir, à prendre une résolution), à agir. Soyons sur nos gardes, ne nous accoutumons pas à l’ordre de choses étranger par une inattention, une distraction, et une insouciance pareilles à celles qui nous y ont conduits… Ce n’est pas la force des bras ni la valeur des armes qui remportent les victoires, c’est la vigueur de l’âme… Si vous continuez à marcher dans votre étourderie, dans votre mollesse, tous les maux de la servitude vous attendent, vous finirez par laisser éteindre votre nationalité ; mais, si vous voulez être des hommes, vous verrez encore fleurir une génération qui rétablira notre peuple, et ce rétablissement sera la renaissance du monde ! »


Que nous voilà loin de Herder flétrissant la veille encore le patriotisme, « indigne de citoyens du monde ! » de Leasing disant qu’il et n’a aucune idée de l’amour de la patrie, » sentiment qui lui paraît « tout au plus une faiblesse héroïque, et dont il se passe volontiers ! » Que nous voilà loin de Schiller s’écriant dans un célèbre distique ! « Vous espérez en vain, Allemands former une nation ; contentez-vous d’être humains, » de Fichte lui-même, réclamant, il y a trois ans à peine, dans ses Traits du temps, les droits du cosmopolitisme contre les prétentions du sentiment national ! C’est que l’histoire est une rude maîtresse d’école, c’est qu’il suffit qu’on nous ravisse un bien pour que nous apprenions à en estimer la valeur, Rahel elle-même, si antipathique aux opinions exclusives, si élevée au-dessus des passions locales, Rahel ne pouvait s’empêcher de s’attendrir sur le sortc de son pays. « J’ai pleuré toute la journée, écrit-elle dans ces années de tristesse, j’ai pleuré des larmes abondantes, des larmes amères d’attendrissement et de dépit. Oh ! je n’ai jamais su que j’aimais autant mon pays. »

Si les âmes imbues de l’idéalisme esthétique de la fin du siècle éprouvaient ce sentiment, que ne pouvait-on attendre d’une jeunesse inflammable ! que ne devait-on supposer chez les hommes, tout nourris de la sévérité kantienne, qui s’étaient tenus à l’écart du tourbillon général, parce que depuis longtemps ils avaient pressenti les désastres de la patrie, et qu’ils ne tétaient jamais fait illusion sur les causes de ces désastres ! Stein ne cessait de le déclarer jusque dans ses rapports officiels, « il fallait régénérer la nation en lui inculquant les convictions morales, religieuses et patriotiques qu’elle avait perdues, en propageant l’esprit de sacrifice en vue de l’indépendance et de l’honneur national, afin qu’on pût risquer un jour, avec la nation ainsi renouvelée, la lutte pour les biens les plus élevés. » Arndt, le rude fils de paysan poméranien, ne voyait pas autrement les choses que le fougueux baron. Sous une forme parfois lourde et grossière, c’est le sens moral qui se réveille dans le