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conséquences, une parole a été souvent répétée : « les fous sont devenus les sages. » Jamais un tel mot n’a été plus vrai qu’en ce moment. Dans la période trompeuse de calme qui a succédé à la république de 1848, la majorité des Français accepta l’événement dont elle gémissait peut-être. Nous nous croyions les sages ; le prétendu fou, c’était le poète, et nous avons regretté ses fureurs. La destinée nous avait placés devant un dilemme où le pays, malgré toutes les apparences de raison, a fait le mauvais choix. Ce n’est pas le lieu ni le jour des récriminations : bien des motifs ont dicté au suffrage universel les votes qui maintenant se tournent contre lui. Une chose seule est certaine, c’est que nous avons vu la paix, l’ordre, les institutions sociales, où ils n’étaient pas. L’exilé, l’irréconciliable, a mieux prévu l’avenir que les sages, et la Providence, qui a voulu confondre nos calculs, lui a donné raison. Il s’était fait serment à lui-même et à sa solitude de ne pas fléchir. Cette solennelle promesse lui a inspiré peut-être les plus beaux vers de ses Châtimens :

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !
Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
O France, France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France, hors le devoir, hélas ! j’oublirai tout..
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
Si l’on n’est plus que mille, eh bien ! j’en suis ; si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième,
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !


Admirons cet élan du génie, et profitons aussi de la leçon, aujourd’hui que le devoir n’est pas douteux. Soyons justes : il n’y a pas de plus nobles sentimens dans l’âme humaine, il n’y a pas de plus beaux vers dans la langue française que ceux qui précèdent. Soyons patriotes ; puisque nous avons devant nous l’étranger, que chacun des citoyens se promette d’être au nombre du dernier millier, de la dernière centaine qui résistera ; que chacun se dise :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !