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assez robuste, elle était trop imbue de l’esprit de tolérance et d’équité pour goûter beaucoup les hommes de passion qui alors régénéraient l’Allemagne, et dont les angles ne cessaient de la blesser. L’âpreté de Stein, la rudesse d’Arndt, l’exaltation de Fichte, les mauvaises façons de Jahn, la haine de Blücher, le rigorisme moral aussi de tous ces hommes, la heurtaient. « Qu’il est dur, aveugle, agaçant ! disait-elle de Niebuhr. Toujours Saragosse et Moscou, rien que Saragosse et Moscou !… » La passion et l’énergie au service d’une cause commune excluent malheureusement les égards et les compromis, et l’équité, la tolérance, étaient les élémens vitaux de Rahel ; les concessions réciproques, l’aménité des rapports, lui étaient des besoins de première nécessité. C’était là ce qu’elle prisait et aimait tant chez les jeunes Français, tels que Bujac et Campan, qu’elle ne cessait de protéger ; c’était là ce qu’elle prêchait sans cesse et au groupe d’hommes que le malheur public avait si soudainement élevés au premier rang et à la génération des jeunes patriotes de vingt ans qui commençaient à s’agiter.

En lisant les correspondances du temps, on est frappé non-seulement des préoccupations nouvelles de tous les esprits, mais encore des noms, à peine prononcés la veille, qui désormais reviennent sans cesse : toutefois ce ne sont pas des jeunes gens qui se révèlent, ce sont des hommes de quarante ans pour la plupart qui composent cette phalange tout à l’heure encore dans l’ombre, et qui aujourd’hui occupe le premier plan. Tous les yeux furent tournés, à cette heure d’ardeur et de foi qui avait succédé à la défaite et à la stupeur, vers les noms de Gneisenau, de Niebuhr, de Hardenberg, d’autres encore. Arndt nous a laissé des portraits, tracés sans beaucoup d’art, mais très vivans, de quelques-uns de ces patriotes qui alors faisaient le seul espoir de la nation : de Scharnhorst à la démarche pensive, aux allures bourgeoises et négligées, au grand œil bleu, ouvert, intelligent, aux traits nobles et calmes, — de Blücher, dont la figure réunissait deux mondes, « la grandeur, la beauté et même la mélancolie sur le front et dans les yeux, la gaîté soldatesque, la ruse du hussard autour de la bouche et du menton, » — de Stein surtout, qui rappelle Fichte par ses regards pénétrans, son vaste front, sa taille vigoureuse, sa parole saccadée et véhémente. « En honnêteté, vérité, franchise, personne ne l’a dépassé ;… violent avec tout cela, souvent même dur, inexorable pour les fourbes et les hypocrites, blessant parfois pour les faibles et les timides, mais un noble cœur qui ne connut jamais ni la rancune ni la vengeance. »

Avec l’apparition de ces hommes, ce n’est pas l’état seulement qui se transforme, c’est aussi la société. Dans les fonctions publiques, les viveurs et les sceptiques de la nature de Gentz, de