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bleues, sur les roches les satyres nègres (Erebia) aux ailes presque noires et ornées de taches ocellées d’un ton fauve ou rouge. Parmi les plus petits lépidoptères, il en est un du groupe des teignes, dont la chenille mine les feuilles du mélèze ; l’insecte est parfois tellement multiplié qu’il cause de graves préjudices. Les espèces de l’ordre des diptères ou les mouches sont abondantes, et l’on en cite plusieurs qui n’ont encore été observées que dans l’Engadine.

Tandis que ces êtres chétifs s’agitent sans attirer l’attention, I’Engadinien contemple avec une sorte de bonheur l’énorme gypaète, qui, planant au-dessus des hautes montagnes, apparaît comme un point noir sur le ciel bleu. C’est le læmmergeier, le vautour des agneaux, dont on ne prononce pas le nom dans les Alpes sans témoigner le sentiment de l’admiration. Il est si vraiment magnifique, le fier oiseau éployé dans l’air, presque immobile et regardant l’espace ! Une fois, durant notre séjour à Pontresina, nous l’avons vu au glacier de Morteratsch ; il était près de sa demeure ouverte entre des roches abruptes. Le gypaëte, dit avec justesse l’auteur estimé d’un ouvrage sur la vie animale dans le monde alpestre[1], est le condor des montagnes européennes. Il est en effet le plus grand de tous nos oiseaux ; les femelles, d’une taille toujours supérieure à celle des mâles, ont une longueur de 1 mètre 1/2 et une envergure qui dépasse 3 mètres. Le læmmergeier est terrible pour les animaux de la montagne ; il attaque les agneaux et les chèvres au pâturage, il tue les chamois qui bondissent au bord des précipices, les marmottes qui broutent l’herbe, il enlève des blaireaux, des belettes, des mulots et les coqs de bruyère qui s’exposent hors des taillis. Pourvu d’un bec très robuste, mais ayant des serres assez faibles et les ongles peu crochus, le gypaëte, incapable d’emporter une proie d’un gros volume, a d’autres ressources. N’abandonnant jamais ni la prudence, ni la ruse, s’il a le dessein de s’emparer d’une chèvre, d’un agneau ou d’un chamois, il s’élance vers l’animal, le frappe de la poitrine et des ailes, le remplit de frayeur et le force à tomber sur quelque roche ; alors il déchire sa victime blessée et se repaît sans quitter la place. On assure que parfois de jeunes enfans, atteints par le redoutable oiseau, ont éprouvé le plus triste sort, et les circonstances de plusieurs événemens de ce genre ne cessent d’être rapportées par les habitans de la Suisse. Au printemps, le gypaëte bâtit son aire dans l’endroit le plus inaccessible ; la construction, simple et grossière, est faite d’une masse de foin et de petites branches, couverte de mousse et de duvet ; la femelle pond trois ou quatre œufs et en couve ordinairement deux. Le

  1. Friedrich von Tschudi, Das Thierleben der Alpenwelt.