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rétablir les mœurs dans une nation. En effet, dit très bien Kant, la punition n’est possible que de la part d’un supérieur vis-à-vis d’un inférieur, et ce rapport n’est pas celui des états entre eux. Ce qu’il condamne en y revenant à plusieurs reprises, parce que c’est le point où il sent le plus de résistance dans l’ambition des rois ou des peuples, c’est la guerre de conquête, comme essentiellement contraire à l’idée du droit des gens, qui a pour but, dans la fureur même des batailles, de sauver ce qu’il peut de la justice, d’abord en maintenant à chacun ce qui lui appartient, puis en empêchant l’accroissement immodéré de la puissance d’un état qui deviendrait une menace pour les autres et une cause permanente de conflits nouveaux[1].

Voilà les règles imposées au droit de guerre par Kant, interprète de la raison philosophique et de la conscience civilisée. Elles se résument en celle-ci : c’est que tout en faisant la guerre il faut se proposer pour but la substitution d’un état juridique à l’état de nature, de la loi à la force. La guerre entre les peuples honnêtes ne peut être qu’un moyen d’arriver à ce but. Cela seul peut excuser l’usage de la force, de s’en servir pour arriver à s’en passer un jour.

Il faut en même temps se garder de rien faire qui rende impossible d’arriver à ce but. Tous les moyens de défense et d’attaque sont permis, sauf ceux qui empêcheraient le retour des nations à cet état si désirable. Kant cite particulièrement, parmi les moyens interdits par le droit des gens, non-seulement l’assassinat et l’empoisonnement, que réprouvait déjà le droit antique, mais l’espionnage et les fausses nouvelles. Les raisons qu’il en donne ne manquent ni d’intérêt ni d’à-propos. D’une part, ces moyens perfides rendraient impossible de fonder dans l’avenir une paix durable entre les nations qui les auraient employés, en détruisant à tout jamais la confiance entre elles. D’autre part, ceux que l’on emploierait à cette œuvre de mensonge souilleraient leur conscience au point de se rendre indignes du rang de citoyens, même dans leur patrie, et l’état qui s’en servirait se rendrait également indigne de compter pour une personne morale dans les rapports des états entre eux. Enfin, car rien n’échappe à la perspicacité du moraliste, il faut bien reconnaître que la guerre donne le droit d’imposer à l’ennemi vaincu des fournitures et des contributions, mais non de piller le peuple, c’est-à-dire d’arracher aux particuliers leurs biens. Ce serait là une véritable rapine, puisque ce n’est pas le peuple vaincu, mais l’état, sous la domination duquel il était, qui a fait la guerre par son entremise. C’est un grand et beau principe, bien digne de passer dans la législation et la pratique des peuples, à

  1. Doctrine du droit, de Kant, traduction de M. Barni,