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savoir que les guerres ne se font pas de nation à nation, qu’elles se font uniquement entre les armées, qui représentent les gouvernemens.

À ces conditions, si parfois la guerre vient à interrompre l’œuvre de l’humanité, la civilisation et le progrès, on peut du moins espérer qu’elle ne l’arrêtera pas complètement. N’est-il pas piquant de relire, à la distance de quatre-vingts ans, ce beau chapitre de droit naturel écrit par un Allemand à l’usage de ses compatriotes ? Cet Allemand était le plus honnête et le plus scrupuleux des hommes, quoique Prussien. On sait d’ailleurs que ses leçons n’ont pas été perdues dans la doctrine des universités d’outre-Rhin. Elles forment la base de l’enseignement juridique, et nul n’a jamais songé à y contredire même sur les rives de la Sprée. Je me persuade que vers l’année 1832, quand le jeune Otto, alors baron de Bismarck, étudiait le droit à Berlin, il commentait ce chapitre sans y faire aucune objection. Si jamais, dans cette tempête de sang qu’il soulève autour de lui, l’illustre chancelier vient à penser à Emmanuel Kant et à sa Doctrine du droit, comme il doit rire à part lui des leçons naïves de son vieux maître, et comme l’ingénuité du bonhomme doit lui sembler plaisante ! Autour de lui cependant se presse toute une population de jurisconsultes, de lettrés et de savans qu’il faut contenter. Comment faire ? Sans doute il a réduit au silence des scrupules plus graves et des réclamations plus embarrassantes ; mais il est Allemand, et à ce titre il semble qu’il doive compter quelque peu avec le pédantisme de ses compatriotes. Son armée est remplie d’étudians en philosophie, en théologie, en droit, de professeurs de tous degrés et de toutes sciences, qui ont laissé les livres pour le fusil Dreyse. Comment le chancelier du nord s’y prendra-t-il pour rassurer toutes ces consciences scolaires, pour mettre d’accord ces étudians et ces professeurs avec leurs classiques, avec Kant surtout, le dieu de l’école ? Comment l’habile homme va-t-il régler ses comptes avec la philosophie et la science des universités ?

La difficulté est moindre que nous ne l’aurions supposé avant l’expérience qui vient d’être faite. Il y a deux morales ou, si l’on aime mieux, deux consciences à la disposition de la nation allemande : celle des universités et celle des camps, celle des livres et de la vie privée qui n’a aucun rapport avec celle de la politique. On pourrait même dire qu’il y a deux Allemagnes : l’une idéaliste et rêveuse, l’autre pratique à l’excès sur la scène du monde, utilitaire à outrance, âpre à la curée. Nous vivions depuis longtemps à cet égard dans un malentendu presque ridicule. L’épreuve a été rude ; mais nous en profiterons, et nous saurons maintenant ce que peut cacher de haines sourdes, de convoitises très matérielles, de