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une conquête tentée par les immigrans, et que toute conquête entraîne des sacrifices. Qu’il faille combattre l’homme ou le milieu, la victoire s’achète toujours par des vies humaines ; mais il ne faut pas s’exagérer l’étendue de pertes inévitables et renoncer à l’acclimatation sur un premier insuccès. Ce serait agir comme un général qui désespérerait de la victoire en voyant son avant-garde dispersée.

Dans les luttes de l’acclimatation bien plus encore que dans les guerres proprement dites, il faut tenir compte de la persévérance et du temps. Les populations primitives marchaient pas à pas ; elles ont dû peupler le monde désert comme ont fait dans les temps modernes quelques tribus sauvages, employer des centaines d’années à gagner quelques degrés de latitude. Par cela même, l’acclimatation perdait de ses dangers. La race se faisait peu à peu à des milieux qui ne différaient que par des nuances. Nous procédons différemment ; même certains progrès de la science multiplient et accroissent les périls. Il ne peut plus être question aujourd’hui de colonisation progressive. Les chemins de fer et les steamers nous emportent en quelques jours à des distances que jadis on eût mis des siècles à franchir. Le choc doit être bien plus rude. Par suite, les pertes sont forcément immédiates, nombreuses, mieux senties, et ne diminuent qu’avec le temps. Celui-ci doit d’ailleurs s’apprécier non plus par années ou par siècles, mais par générations. L’individu n’est rien dans ces batailles dont le résultat final, amené par la sélection naturelle, est la transformation d’une race placée dans des conditions d’existence autres que celles qui l’ont façonnée. Le milieu tue d’emblée quiconque est par trop rebelle aux exigences nouvelles. D’autres sujets résistent assez pour durer à peu près autant qu’ils l’eussent fait dans leur milieu natal ; toutefois leur organisme affaibli ne peut se reproduire, ou n’enfante que des êtres non viables et qui succombent promptement. Des sacrifices de générations s’ajoutent ainsi à des pertes d’individus, et cet état de choses peut se prolonger plus ou moins. Pourtant, au milieu de ces désastres quelques organisations privilégiées se sont dès le début pliées quelque peu aux nécessités nouvelles. Légèrement modifiées, elles ont transmis avec leurs heureuses aptitudes ce qu’elles avaient acquis. A leur tour, les descendans ont fait quelques progrès de plus dans la voie ouverte par leurs pères ; et, de génération en génération, l’adaptation s’est complétée, l’acclimatation s’est réalisée.

L’histoire des végétaux, celle des animaux, abondent en faits attestant l’exactitude du tableau général que je viens de tracer. Je ne citerai que quelques exemples. Tout le monde sait que nos cultivateurs reconnaissent deux sortes de blé, dont l’un se sème en automne, l’autre au printemps, et qui ne s’en récoltent pas moins à peu près à la même époque. Il est évident que les conditions du