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soumis les premiers dialecticiens, l’esprit grec, au moment où il débute dans la carrière scientifique, a trouvé un utile emploi de ses forces et de sa curiosité. C’est ainsi, dit Platon dans le Parménide et dans le Cratyle, que l’on apprend « à faire le tour d’une question, » à « y entrer et à en sortir par différens côtés, à voir devant et derrière soi. »

Ce fut donc alors que l’on vit apparaître dans la société grecque deux groupes d’hommes dont le nom même n’était connu ni des contemporains de Solon, ni de ceux de Clisthène et d’Aristide ; je veux parler des rhétoriciens et des dialecticiens. Comme toutes les grandes créations du génie grec, ces deux nouveautés, la rhétorique et la dialectique, avaient eu d’humbles débuts ; pas plus que l’épopée, l’ode, le drame ou l’histoire, la Grèce ne les avait empruntées à ses voisins, mais elle les avait tirées de son propre fonds. C’était sous l’action de stimulans locaux et non d’influences extérieures qu’elles étaient nées, et qu’elles avaient pris une rapide croissance.

Ces deux enseignemens s’adressent à deux familles d’esprits, à deux classes toutes différentes. Les leçons du rhéteur sont surtout recherchées par les ambitieux, par les jeunes gens riches qui veulent devenir puissans par la parole. Ce que le rhéteur promet, c’est de rendre ses disciples « capables de persuader par leurs discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tous ceux qui composent une réunion politique. » Cependant il est des esprits actifs et curieux qui ne se sentent pas le goût ou la force d’entrer dans la vie publique. A ceux-là, la dialectique offre un plaisir d’un ordre très raffiné : c’est un genre de conversation tout particulier qui tient le milieu entre les libres causeries des banquets antiques ou des modernes salons et ces argumentations en forme qu’institueront plus tard les écoles des philosophes. Ces discussions ne peuvent s’engager qu’entre gens instruits et cultivés ; elles éveillent et excitent l’intelligence bien plus vivement que la méditation solitaire. Elles offrent à la fois la joie de la découverte et l’animation du débat oratoire : c’est la recherche de la vérité, la spéculation, avec ce que lui donnent de plus attachant cette lutte contre l’adversaire et les satisfactions d’amour-propre que l’on en attend.

Séparés dès le début, ces deux arts le resteront quand le travail successif de plusieurs générations les aura développés et perfectionnés. Dans le cours du siècle suivant, les disciples de Socrate, héritiers des dialecticiens d’Élée, et les rhéteurs de l’école d’Isocrate, successeurs de Corax et de Tisias, auront les uns pour les autres peu de sympathie et d’estime. On sait quel arrêt sévère