Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas un tronçon de chemin de fer, il ne se dressait pas un poteau télégraphique, qui ne parût un instrument de paix. La facilité des voyages et des échanges internationaux semblait effacer les frontières. Les grandes expositions ne paraissaient propres à exciter entre les hommes d’autre émulation que celle de travailler en commun à l’amélioration du bien-être de tous, au développement de la richesse générale. La propagande pacifique se faisait tous les jours par des millions d’ouvriers et de commerçans dont l’activité ne profitait pas seulement à leurs compatriotes, mais aux habitans de tous les pays de l’Europe. Elle se faisait également par les œuvres populaires de tant d’esprits généreux qui cherchaient à déraciner jusqu’aux derniers vestiges de la barbarie. La guerre devient de jour en jour plus difficile, disait-on de toutes parts, et si malheureusement elle éclate encore, elle n’aura d’inhumain que l’emploi de moyens de destruction meurtriers. Les engins perfectionnés feront beaucoup de mal, mais les hommes ne s’en feront entre eux que sur les champs de bataille. Hors du combat, il n’y aura plus que les membres de la grande famille européenne, qui ne se souviendront plus que des liens d’étroite solidarité de tous les peuples civilisés. Comment supposer surtout qu’entre deux nations dont la vie sociale était en quelque sorte confondue, la guerre prendrait jamais un caractère de férocité qui nous reporterait aux plus tristes époques des luttes religieuses du xvie siècle ? Dans cette armée allemande qui nous envahit et qui a commencé ses exploits par le bombardement de Strasbourg, combien n’y a-t-il pas de soldats qui ont vécu de notre vie, mangé de notre pain, profité de nos richesses, dans nos usines, dans nos maisons de commerce, dans nos maisons de banque, suivi les leçons de nos maîtres, travaillé auprès de nous, à côté de nous, au même titre, aussi respectés, aussi aimés, aussi favorisés que des compatriotes ! Leur avons-nous marchandé notre hospitalité ? Les portes de nos salons, celles de nos ateliers, de nos établissemens industriels, scientifiques, littéraires, ne se sont-elles pas ouvertes pour les recevoir, sans que jamais leur nationalité ait été pour eux un obstacle ou un embarras ? Peut-être même avons-nous mis souvent une sorte de coquetterie et de courtoisie gracieuse à leur faire les honneurs de notre pays, à les traiter d’autant mieux que nous les savions étrangers, à leur témoigner des égards que nous aurions refusés à des Français. L’élégance de notre civilisation, nos musées, nos bibliothèques, nos cours publics, toutes les merveilles de notre Paris, leur appartenaient aussi bien qu’à nous. La France n’était pas pour eux la terre étrangère, elle était la patrie, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus doux et de plus cher aux hommes.