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faire cet appétit de conquête qu’il n’a pas craint d’entreprendre une invasion odieuse, de prolonger une lutte où tant de sang doit être versé encore.

Et quel caractère donne-t-on à cette guerre ? C’est le délégué de notre ministère des affaires étrangères en province, c’est M. Chaudordy qui vient de le dire d’une façon saisissante dans une circulaire faite assurément pour retentir en Europe. Que font en effet ces armées qui sont venues inonder la France ? Elles ne se bornent plus à épuiser nos villes de réquisitions, à incendier de malheureux villages, à ruiner nos campagnes ; elles ne respectent plus même la propriété privée, elles envahissent les maisons, et les familles sont obligées de leur livrer tout ce qu’elles possèdent : argenterie, bijoux, montres, vêtemens. Au besoin, on crochète les secrétaires pour enlever l’argent. Il est tel propriétaire qui a été arrêté dans son château et condamné à payer une rançon de 80,000 francs. Un autre s’est vu réduit à livrer les fourrures, les robes de soie de sa femme. Tout cela, nous en convenons, se fait avec un certain ordre. On pille méthodiquement, on étiquète le butin, et on a des fourgons pour l’expédier soigneusement en Allemagne. C’est ce qui s’appelle faire la guerre en gens pratiques qui ne négligent pas les petits avantages de la conquête. D’un autre côté, la Prusse ne se contente pas de bombarder des villes ouvertes, de fusiller de malheureux paysans qui se défendent, ou même des soldats réguliers revêtus d’uniformes reconnus ; au moindre signe de résistance ou d’hostilité dans une ville, dans un village, elle prend des otages qui ont à répondre sur leur fortune et sur leur vie d’actes auxquels ils sont étrangers. L’autre jour, sous prétexte que la France n’a pas mis aussitôt en liberté quarante capitaines de navires allemands, retenus d’ailleurs selon les lois de la guerre, les autorités prussiennes ont pris en otage quarante habitans notables des villes de Dijon, Gray et Vesoul, qu’ils ont expédiés en Allemagne, et parmi lesquels se trouve M. le baron Thénard, membre de l’Institut.

Voilà comme on procède ! voilà ce qu’on fait de ce que dans le bon temps de nos sympathies prodigues nous avions la simplicité d’appeler la grande Allemagne ! On en fait un foyer de pillards, d’exacteurs, de reîtres sans scrupules pouvant dire, eux aussi, comme les chasseurs de Friedland dans le Wallenstein de Schiller : « C’est ici comme dans les anciens temps où le sabre décidait de tout. Il n’y a que contredire les ordres qui soit une faute, et qui soit puni ; tout ce qui n’est pas défendu est permis… Nous passons hardiment partout à travers champs, dans les semailles et les moissons. Au milieu de la nuit, nous entrons dans les maisons comme le feu quand personne ne veille ; il n’y a pas tant à se défendre et à fuir, La guerre est sans pitié. »

La guerre sans pitié, la guerre avec les grandes mutilations nationales et les petits profits de la rapine organisée, voilà donc le mot