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d’un conquérant régnant en France, dictant ses ordres de Versailles. Il y a une chose qu’il ne supprimera pas encore cette fois, quelle que soit sa volonté, c’est la France elle-même, et si nous pouvions nous enorgueillir dans nos malheurs, ce serait en observant tout ce qui se fait sans nous, en voyant la place nécessaire de notre patrie démontrée en quelque sorte par la suspension même du rôle de la France. L’Europe n’a pu résister à cette mauvaise pensée de se réjouir de nos revers, et de nous témoigner plus que de l’indifférence. Elle est revenue depuis peut-être à des sentimens moins malveillans ; elle n’a rien fait pour nous sans doute, elle a cru se mettre à l’abri en se réfugiant dans une craintive neutralité : elle peut comprendre aujourd’hui le danger d’une atteinte trop violente dirigée contre la puissance française.

Jamais en effet événemens plus imprévus n’ont montré d’une façon plus frappante la nécessité de l’existence, de l’influence de notre patrie dans le monde, puisque, dès que la France semble s’éclipser un instant, tout devient possible en Europe. Depuis quatre mois, la France est absorbée dans sa propre défense, elle ne voit que de loin les affaires du continent, et aussitôt la force se déchaîne, tous les caprices se donnent carrière ; le droit, les traités, les plus simples règles de la vie internationale, semblent disparaître. Nous ne voulons pas dire que cette situation soit née uniquement de la guerre actuelle, qu’elle n’ait été dès longtemps préparée par le désarroi de toutes les combinaisons, par le déclin de ce qu’on nommait jadis la foi des traités ; elle a du moins éclaté tout d’un coup avec des redoublement singuliers.

C’est d’abord la Russie qui profite de la circonstance pour dénoncer le traité de 1856, pour revendiquer la liberté de ses mouvemens dans la Mer-Noire, et reprendre vers l’Orient sa marche, interrompue par la guerre de Crimée, Le prince Gortchakof a daigné en informer l’Europe avec cette aisance tranchante qu’il sait mettre dans sa diplomatie, et au total le chancelier du tsar semble notifier la volonté arrêtée de la Russie bien plus qu’en appeler à une délibération de l’Europe. La Russie a fait le premier pas ; la Prusse, qui n’a certes maintenant rien à se refuser, s’est empressée à son tour de se dégager lestement du traité si récent encore qui consacre la neutralité du Luxembourg. C’est à peine si elle s’inquiète de ce qu’en pensera l’Europe, et notez que c’est la Prusse qui la première en 1867 demandait une garantie effective des puissances en faveur de cette neutralité dont elle fait si bon marché aujourd’hui. On ne devinerait jamais le prétexte de cette querelle d’Allemand. La Prusse accuse le petit Luxembourg d’avoir violé lui-même sa neutralité au profit de la France et au détriment de l’Allemagne. M. de Bismarck joue merveilleusement la fable du Loup et de l’Agneau. Bien entendu, on paiera, s’il le faut, au roi de Hollande le prix du Luxembourg, et tout sera dit. Que peut-on demander de mieux ? Allons, la curée est ouverte, le moment