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la verrouille dans l’empire d’Allemagne. A-t-elle à demi oublié la langue qui sert de prétexte à cette intervention et à ces violences, eh bien ! on la lui rapprendra de force. Lorsque M. de Bismarck prononça cette parole devenue fameuse : « la force prime le droit, » il exprimait avec franchise la manière dont le peuple allemand comprend le droit. Son axiome brutal est l’expression naïve du « droit historique, » qui, pour les doctrinaires d’outre-Rhin, domine tout autre droit. La même tradition du sang qui, chez les tribus antiques, défendait le mariage de peuplade à peuplade, et qui encore aujourd’hui sur les rives du Gange attache la réprobation la plus terrible au mélange des castes, veut renaître sous nos yeux dans l’Europe civilisée. Les affections du cœur doivent se taire devant les récits de l’histoire, le sort des hommes vivans doit se régler sur la destinée des générations depuis longtemps ensevelies, la conscience nationale disparaît sous le veto de l’ethnographie ; en un mot, le fatalisme devient la loi de la politique, et la mort règne sur la vie.


II.

De tous les territoires de langue allemande qui se trouvent hors des limites d’états allemands, il n’en est point qui causent plus de regrets, qui inspirent plus d’envie au pangermanisme que l’Alsace et la Lorraine. Si ces provinces ne nous ont pas été enlevées en 1815, ce n’est pas que la Prusse ne les convoitât ardemment et ne prétendit s’en emparer. Ses « nationalistes » n’ont pas assez de colères rétrospectives contre le refus énergique que les autres puissances alliées, la Russie surtout, opposèrent au démembrement de la France. Pour avoir été repoussées, ces prétentions n’en subsistèrent pas moins chez les plus exaltés dans toute leur force. Pour la plupart des esprits cependant, l’occasion favorable une fois passée, c’était un rêve auquel il fallait renoncer, tout séduisant qu’il fût ; mais on ne laissait pas que de le caresser encore. La pensée de l’Alsace, le regret de ce « trésor perdu, » comme l’appelait le poète Scheckendorf il y a soixante ans, hantait d’autant plus volontiers l’imagination de nos voisins que les écrivains alsaciens occupent une place très importante dans l’histoire de la littérature allemande.

Certes on peut comprendre les regrets qu’inspire aux lettrés allemands l’assimilation à la France de cette Alsace où la littérature allemande a jeté une si belle floraison. C’est dans un cloître de Wissembourg qu’au ixe siècle le moine Otfried composa cette Harmonie des Évangiles qui est un des plus anciens monumens de la langue allemande ; c’est de la principale ville de l’Alsace que sortit le grand