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sible de dormir, et dès le matin, partant de Bouillon, nous prenions à nos risques et périls la direction du champ de bataille. Cette jolie ville de Bouillon, avec son fier château de teinte rousse, le château du croisé Godefroy, souriait, malgré la tristesse de l’heure présente, sous ce soleil levant qui caressait au sommet des tours le drapeau belge aux trois couleurs. On eût pu croire, tant ces rues, hier tumultueuses et effrayées, étaient ce matin calmes et paisibles, que le bruit formidable de la veille n’était qu’un rêve ; mais tous nous fûmes bien vite rappelés à la triste réalité. Près de la maison du bourgmestre, au bord de cette rivière de la Semoy si pittoresquement encaissée entre les pentes rapides des Ardennes, nous aperçûmes, paissant de leurs longues dents l’herbe de la rive ou buvant au courant de l’eau, une centaine de chevaux sans cavaliers, sellés encore et bridés, chevaux de dragons, de cuirassiers, d’officiers, de généraux, échappés de la bataille, maigres, épuisés, hennissant dans le vide comme pour appeler un maître qui sans doute n’était plus. La vue de ces animaux, à l’œil bon, intelligent et peureux, serrait le cœur, et l’on songeait aux morts en voyant ces selles tachées de sang, ces brides pendantes. Plus d’un, traînant encore son cavalier blessé ou quelque cadavre pris dans l’étrier, avait d’un galop vertigineux furieusement descendu cette pente abrupte, hérissée d’arbres, qui des bois de Flégneux et de Sugny va vers Bouillon, couverte de taillis et coupée comme un rocher à pic.

On n’entendait plus qu’à de rares intervalles le grondement du canon, parfois seulement des détonations sourdes passaient à travers bois ; les gens de Bouillon reconnaissaient, disaient-ils, le son des grosses pièces de Sedan. Nous montions vers la frontière par la route encombrée de voitures chargées de matelas et de meubles, et ces familles de paysans, accourant en hâte vers la Belgique, me faisaient penser aux malheureux émigrans du roman de Goethe, Hermann et Dorothée. D’autres, campés au bord du chemin sous des abris de feuilles et de troncs d’arbres, comme des bohémiens en marche, faisaient timidement bouillir leur soupe, et nous regardaient d’un air inquiet, encore terrifiés du combat de la veille. Nous entendions parfois un craquement de branches dans les taillis, et quelqu’un qu’on n’apercevait point fuyait. C’était un pauvre diable qui au bruit de nos pas s’enfonçait au profond des bois, nous prenant pour des soldats prussiens.

Nous n’avions pas fait 1 kilomètre sur la route de France que des uhlans apparaissaient au détour d’un sentier. L’un d’eux, un sous-officier, parlait français ; il fallut les suivre jusqu’au prochain village. C’était La Chapelle, où la veille à cinq heures avait fini la bataille. Nous venions de passer sur l’emplacement qu’avait occupé la dernière ligne de nos ambulances ; la terre était encore couverte de