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Albrecht, la joue du blessé se couvrit d’une certaine rougeur. Il parut très joyeux. Un général murmura quelques mots à l’oreille du prince, qui se leva, et d’un air affable s’avança vers ce jeune homme et ce vieillard. — C’est le père qui présente son fils à son altesse, me dit un officier. Ce jeune garçon que vous voyez hésitant et timide s’est conduit en héros devant Metz. — Le frère du roi tendit avec un geste de bonté sa main au jeune homme, qui la toucha du bout des doigts en s’inclinant ; puis le prince donna gravement l’accolade à l’officier imberbe, pâle maintenant et presque tremblant, tandis qu’à deux pas de là, mordant ses lèvres, le père essayait de maîtriser son émotion, et que deux grosses larmes roulaient de ses yeux jusqu’à sa moustache. Je croyais, en regardant cette scène, assister à quelque épisode de ce moyen âge où d’un coup d’épée et d’une embrassade on armait un homme chevalier. Dans cette salle devenue silencieuse, dans ces cœurs allemands, il y avait en quelque sorte la même foi et le même respect qu’au temps de Bayard pour cette chose vermoulue que le poète Uhland appelle « le bon et vieux droit. »

Quelqu’un apprit sans doute au vieux colonel qui nous étions, car, la présentation terminée, il vint à nous avec son fils. — Monsieur, dit-il, vous retournez en Belgique ; voulez-vous me permettre de vous adresser une prière ? Mon fils que voici a eu le bras cassé à Gravelotte, il ne peut donc plus combattre. Sa mère l’attend à Cologne, et voudrait le soigner ; mais il ne pourrait traverser la Belgique en tenue militaire sans être fait prisonnier par le gouvernement de ce pays neutre. Oubliez un moment la couleur de l’uniforme, songez qu’il y a là un enfant et une mère, ne voyez qu’elle et lui, et chargez-vous de conduire mon fils à Bruxelles en lui prêtant un vêtement bourgeois. — Je ferais cela sans nul doute, dit le jeune homme, pour une mère française ! — Et il ajouta doucement : — Ces pauvres mères, on ne songe à elles que lorsqu’on est malheureux ou blessé ! — C’est la seule parole vraiment humaine, d’une mélancolie touchante, que j’aie entendue tomber d’une lèvre prussienne. Lorsque nous revînmes du champ de bataille le soir, on nous apprit que le jeune officier avait été emmené à Bouillon par un médecin belge. Peut-être le colonel s’était-il ravisé, ne voulant point confier son fils à un Français.

Le prince Albrecht nous congédia bientôt fort gracieusement en donnant à l’un de ses aides-de-camp l’ordre de nous signer un sauf conduit pour la Belgique. Il nous fallut monter à l’étage supérieur, et officier d’état-major, un hussard noir, jeune, souriant, la moustache brune et frisée, avant de signer notre exeat et de le timbrer aux armes du prince, se donna cette satisfaction de nous expliquer