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les opérations des jours précédens, les surprises de Beaumont, l’attaque de Carignan, la marche des troupes royales le long de la Meuse. Nous l’eussions volontiers tenu quitte de ces récits qu’il commentait en nous montrant sur une carte les positions respectives des deux armées. C’était une carte de notre état-major français, mais annotée en allemand, complétée par des indications écrites ou chiffrées, constellée de traits au crayon rouge ou bleu. Il voulut nous retenir encore pour nous donner l’assurance, qu’il ne put nous faire partager, que Mac-Mahon eût été aussi facilement battu, s’il eût attendu les Allemands à Châlons ; mais cette conversation était décidément trop pénible, et je m’éloignai.

Le champ de bataille avec toutes ses horreurs et toutes ses plaies nous attendait, non pas à La Chapelle, mais à Givonne, au bout d’une route bordée de peupliers frissonnans, où se croisaient à cette heure les trains d’ambulance militaire, les chirurgiens des deux pays. Quelle douleur de voir ainsi cette terre française, où passaient au galop les cavaliers prussiens, où, répandus dans les champs, les dragons à vestes blanches arrachaient les pommes de terre, coupaient les choux, lavaient au courant d’un ruisseau leurs vêtemens tachés ! C’était bien là, dans toute sa honte, l’invasion, ce fléau dont on avait tant parlé à notre génération, mais comme d’un mal qui ne pouvait revenir ! Et, tout à la fois pris du désir de fuir ce spectacle et poussé par cette amère curiosité qui fait qu’on s’inquiète de la façon dont a fini l’ami qu’on vient de perdre, je continuais ma route à travers les escadrons de cavalerie, les convois d’équipages, les colonnes de fantassins.

Je suivais, ému jusqu’aux larmes, cette route où chantaient les oiseaux sur les arbres, et des deux côtés du chemin sur les collines j’apercevais le mouvement, le fourmillement de masses sombres qui étaient l’armée prussienne, masses singulièrement ordonnées et disciplinées, campées avec une régularité surprenante. À perte de vue, les lances des uhlans, fichées en terre sur une seule ligne, s’étendaient comme une rangée de troncs d’arbres tirés au cordeau. Les chevaux, au piquet, paissaient derrière dans la même régularité géométrique, avec le même ordre. Les cavaliers la nuit couchent à quelques pas de leur monture. De cette façon, nulle surprise n’est à craindre ; au premier coup de feu, à la première alerte, les cavaliers sont à cheval, en ligne et armés. La confusion est impossible. C’est bien cette régularité, cet ordre incroyable, qui tout d’abord me frappèrent, et je ne pouvais m’empêcher de les comparer au pittoresque pêle-mêle d’un campement français. La propreté des uniformes, dont le soleil faisait parfois étinceler les galons, m’étonnait aussi. Je voyais passer des hussards rouges, la poitrine cou-