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contemplons avec stupeur sa splendeur mécanique, sa discipline d’automates savamment disposés. C’est un exemple pour nous, nous en profiterons ; nous prendrons des notions d’ordre et d’ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une cruelle expérience nous mûrira : c’est ainsi que l’Allemagne nous fera faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence, nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit pas. Ce refroidissement qu’elle doit apporter à nos passions trop vives ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement de chaleur naturelle comme l’entendrait une physiologie purement matérialiste ; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et de compréhension. Nous reconnaîtrons qu’il y a chez ce peuple un stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu étrange jusque dans le mal qu’il croit devoir commettre. Si nous gardons contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra justice à un point de vue plus élevé.

Quant à lui, en cet instant sans doute, il s’arroge le droit de nous mépriser. Il ne se dit pas qu’en frappant nos paysans de terreur il est le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le catholicisme tout ce qui tendait à l’abrutir par la fausse interprétation du christianisme. L’Allemand, à l’heure qu’il est, raille le désordre, l’incurie, la pénurie de moyens où l’empire a laissé la France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers, faite pour ramper, bonne à détruire ; mais les Allemands ne sont pas tous aveuglés par l’abus de la force. Il y a des nuances de pays et de caractère dans cette armée d’invasion. Il y a des officiers instruits, des savans, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique et de rêverie. Ce million d’hommes que l’Allemagne a vomi sur nous ne peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d’Attila. C’est une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu’elle voit chez nous, beaucoup le comprendront, et l’ivresse de la guerre fera place un jour à de profondes réflexions. Il me semble que j’entends un groupe d’étudians de ce docte pays s’entretenir en liberté dans un coin de nos mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l’imagination vive prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête, assis au clair de la lune, sur les pierres jaumâtres, ces blocs énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.

Ils ont pu les voir ! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pen-