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exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur droit ; ceux que l’âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les autres avec résignation. Il en est très peu qui reculeraient, il n’y en a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l’espérance ; on sent que l’on manque d’armes et de direction. On sent aussi que l’élément sédentaire, celui qui produit et ménage pour l’élément militant, est abandonné au hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie. On vote des impôts considérables, c’est très juste, très nécessaire ; mais on laisse tant d’intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au travail, qu’après une année de récolte désastreuse et la suspension absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on paiera.

Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle vicieux. Il espère improviser une armée ; il frappe du pied, des légions sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence tous les dévoûmens, il exige sans humanité tous les services. Il a beaucoup trop d’hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l’impossibilité des communications. Il semble qu’il ait des plans gigantesques, à voir les mouvemens de troupes et de matériel qu’il opère ; mais le désordre est effroyable, et il ne paraît pas s’en douter. les ordres qu’il donne ne peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur, qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n’est préparé nulle part pour répondre aux besoins que l’on crée. Partout les troupes arrivent à l’improviste ; partout elles attendent, dans des situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué ; elles arrivent harassées pour occuper des camps qui n’existent pas, ou des gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps opportun. L’administration des chemins de fer est surmenée en certains endroits. On met dix heures pour faire dix lieues, le matériel manque, le personnel est insuffisant. Les accidens sont de tous les jours. Les autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares ; on ne peut plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois, sans qu’on semble se douter que les uns paralysent les autres. On s’agite démesurément, on n’avance pas, ou les résultats obtenus sont reconnus tout à coup désastreux. L’action du gouvernement ressemble à l’ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le même pont. La foule s’entasse, s’étouffe, s’écrase, en attendant que le pont s’effondre.