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moires, où des confidences fort inutiles et froidement développées marquent l’absence de tout sentiment de délicatesse en certaines matières fort délicates. On invoquerait inutilement l’exemple de Rousseau. Ce qui est insupportable dans les Confessions l’est deux fois plus dans les Mémoires. Ce genre d’histoire naturelle, qui est à sa place dans des traités impersonnels, ne se supporte pas dans les confidences d’une femme que l’art de son propre récit fait revivre trop réellement devant nous. Ce que la critique a vivement reproché à M. Michelet dans quelques-unes de ses dernières œuvres, ce n’est pas d’être physiologiste, c’est d’être physiologiste amoureux de son sujet et hors de propos. Ce qu’on doit reprocher à Mme Roland, c’est quelque chose de moins grave assurément. Elle n’aime pas ces sortes de sujets. La sincérité du récit cependant n’excuse rien ; elle n’exige pas que la femme s’expose trop elle-même. Un peu plus de réserve doublerait le charme. Il ne s’agit pas ici de pruderie, il s’agit de goût.

Tout cela lui vient du siècle ; ce qui vient d’elle, tout en prenant les formes de l’époque, c’est cette force d’éloquence et d’âme qui domine tout autour d’elle, partout et naturellement, dans les assemblées de la Gironde comme dans les préaux de la Conciergerie. On ne connaîtrait pourtant que la moitié de Mme  Roland, si l’on ne disait rien de cette passion si fière et si chaste qui remplit les derniers jours de sa vie. Jamais le cœur d’une femme n’a été plus complètement révélé ; jamais l’amour n’eut de plus vifs et de plus tendres accens dans une âme vraiment haute, et qui se sent plus libre de l’exprimer, parce qu’elle est protégée contre elle-même par les murs d’une prison et par la pensée d’une mort prochaine. Parmi vingt passages, je n’en connais pas qui expriment mieux que celui-ci la passion dans une âme qui se croit encore vertueuse, qui l’est peut-être, mais avec l’exaltation et la subtilité des sentimens impossibles : « Les méchans croient m’accabler en me donnant des fers… Les insensés ! Que m’importe d’habiter ici ou là ? Ne vais-je pas partout avec mon cœur, et me resserrer dans une prison, n’est-ce pas me livrer à lui sans partage ? Ma compagnie, c’est ce que j’aime ; mes soins, d’y penser… Si je dois mourir, eh bien ! je connais de la vie ce qu’elle a de meilleur, et sa durée ne m’obligerait peut-être qu’à de nouveaux sacrifices… Je ne dirai pas que j’ai été au-devant des bourreaux, mais il est très vrai que je ne les ai pas fuis. Je n’ai pas voulu calculer si leur fureur s’étendrait jusqu’à moi ; j’ai cru que, si elle s’y portait, elle me donnerait occasion de servir X… (Roland) par mes témoignages, ma constance et ma fermeté. Je trouvais délicieux de réunir les moyens de lui être utile à une manière d’être qui me laissait plus à toi. J’aimerais à lui sacrifier ma vie