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geait. Il convoquait, en même temps que l’inculpé, ses autres vassaux, c’est-à-dire ceux qui étaient les pairs de fief de celui-ci. Il les réunissait en sa cour, les présidait, leur faisait connaître l’objet du débat, leur présentait l’accusé, l’accusateur et les témoins. À cela se bornaient sa fonction et son droit. Se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence et indiquer la peine à subir était l’affaire des vassaux de la cour. Le suzerain avait la charge d’énoncer la sentence qui lui était dictée par les vassaux, et il le faisait ordinairement en employant une formule comme celle-ci : « les hommes de céans nous disent pour droit… » Quel que fût l’arrêt, il avait l’obligation de le faire exécuter.

Ce serait donc trop peu de dire que le gentilhomme ne pouvait être jugé que par d’autres gentilshommes. Il fallait encore, comme il y avait plusieurs degrés dans la hiérarchie féodale, que chacun fût jugé par des hommes qui fussent exactement de son rang et eussent les mêmes intérêts que lui. Le supérieur hiérarchique n’était présent que pour assurer le bon ordre des débats et l’exécution des jugemens. Aussi le vieux jurisconsulte Bouteiller pouvait-il dire : « Les seigneurs ont juridiction, peuvent et doivent faire loy des cas advenus en leur terre ; mais ils doivent faire juger par autre que par eux, c’est à savoir par leurs hommes féodaux[1]. » S’il arrivait qu’un suzerain voulût juger en personne, le jurisconsulte enseigne au gentilhomme ce qu’il aurait à faire ; il devrait dire : « Sire, je ne tiens pas ce que vous ferez pour jugement, car la coutume (ce mot avait alors à peu près le sens de notre mot loi) ordonne que les seigneurs ne jugent pas en leur cour, mais que leurs hommes jugent, et ce que vous voulez faire contre la coutume ne peut ni ne doit valoir[2]. » Il devait arriver assez souvent que le débat fût précisément entre le suzerain et le gentilhomme son vassal ; c’étaient les pairs du vassal qui prononçaient, et il était même admis comme une règle à peu près générale qu’en ce cas le suzerain ne devait pas même assister à leur délibération. « Quand li sires plaide en sa cour contre son homme, il n’est pas juge ni ne doit être au conseil du jugement. » Un seul homme ne suffisait pas pour constituer le tribunal ; il en fallait au moins quatre, et si un seigneur n’avait pas assez de vassaux nobles pour garnir sa cour, il devait en demander à son propre suzerain. La procédure en cas d’appel était fort contraire à nos usages. Au moyen âge, l’appelant s’attaquait, non pas à la partie adverse, mais à ceux-là mêmes qui l’avaient condamné, comme étant coupables d’avoir mal jugé. Or les

  1. Bouteiller, Somme rurale, titre III.
  2. Beaumanoir, la Coutume de Beauvaisis, ch. lxvii. § 10.