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manique et fumant une pipe longue de trois pieds, sortit du poste et me demanda mon sauf-conduit. J’avais un certificat français attestant ma qualité de professeur ; je l’exhibai, il s’en contenta, et je passai.

Je n’oublierai jamais l’apparence lugubre et désolée de la ville de Dijon, où j’arrivai une heure après. Presque tous les magasins étaient clos ; de rares passans cheminaient le long des maisons, et se hâtaient d’y rentrer. Un froid noir et brumeux remplissait les rues, et l’on ne voyait se mouvoir dans cette brume que des bandes de soldats qui promenaient lourdement leurs loisirs et contemplaient leur récente conquête. Un peu plus loin, on distinguait de longues files de voitures chargées de pain, d’avoine, et d’énormes quartiers de viande crue : des paysans les conduisaient sous escorte à l’état-major de la place, où l’on procédait à la concentration méthodique d’incessantes réquisitions. Aucun autre bruit un peu sensible ne s’élevait dans la ville ; tout était sourd, vague, effacé. L’oreille ne percevait que les frémissemens légers de rumeurs faibles et lointaines : on eût dit que la respiration de la cité était comme étouffée, et que la vie, diminuant par degrés, allait disparaître. Cette sensation de la solitude dans l’étendue habitée, cette impression de silence et d’immobilité sous les dehors du mouvement, dans le séjour du bruit, est d’une tristesse inexprimable. Appliquée à une ville immense, au deuil d’un grand peuple, Tacite l’a rendue avec sa concision éloquente par un de ces mots souvent cités, fort admirés, rarement compris : dies per silentium vastus. J’ai eu ce jour-là, dans la mesure réduite du spectacle qui s’offrait à mes yeux, un sentiment vif de l’expression de Tacite.

L’abattement dont j’étais témoin, et qui me gagna bientôt moi-même, n’était pas de l’effroi ; c’était de la douleur. Huit jours auparavant, Dijon avait résisté à l’ennemi avec un courage qui, mieux dirigé, eût été plus efficace et plus heureux. Là, comme partout, ce qui avait fait défaut, c’était la capacité dans les chefs, l’unité dans le commandement, la fermeté dans la conduite. Comme partout, la tête avait trahi le cœur. De braves citoyens étaient morts les armes à la main ; des officiers énergiques étaient tombés à l’avant-garde ; une poignée de fantassins du 71e et du 90e de ligne, quelques chasseurs à pied du 6e bataillon, un millier de soldats en tout sans artillerie contre 12,000 Allemands appuyés de 36 pièces de canon, avaient arrêté l’assaillant pendant une journée, et lui avaient tué ou blessé plus de 1,600 hommes. « Nos pertes ne sont pas légères, » a écrit plus tard dans son rapport le général de Beyer, qui commandait l’attaque. Dijon sut honorer son malheur par la dignité de son attitude. Cette ville de 40,000 âmes, forcée de subir un ennemi