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s’étendre d’une manière uniforme sur toute la plaine ; cette masse de brouillards commence à se mouvoir et se partage en divers endroits, puis les nuages montent lentement, s’arrêtent à la hauteur de la crête des montagnes et forment un rideau, tandis que le vent souffle dans la direction des rayons solaires. La campagne, vivement illuminée par le soleil, se trouve alors bornée d’un côté par un fond opaque, et l’observateur voit sur cette sorte de muraille, comme dans un miroir, l’image de son corps entourée de deux arcs-en-ciel, ou plutôt de deux cercles complets où les raies de la lumière décomposée se peignent concentriquement et dans un ordre inverse sur un champ jaune d’or. Le phénomène ne s’évanouit qu’à l’instant où le soleil disparut derrière l’horizon. « Je n’ai pas besoin de dire si cela était beau, s’écrie le père Armand David, c’était à se croire dans un autre monde. » Un semblable mirage a quelquefois été observé en Écosse, en Calabre et en Sicile.

Au plaisir et à l’émotion causés par la magnificence d’un spectacle sans pareil, succède l’heure pénible et même douloureuse : le voyageur, approchant de la plaine du Yang-ho, est soudain enveloppé par les nuages dont l’aspect venait de le remplir d’étonnement. À distance, c’était un épais brouillard ; en réalité, c’est un immense courant de poussière et de sable poussé par un vent impétueux. Sous les pieds du cheval, le sol semble couler comme les eaux d’un torrent, et si grande est la violence de l’ouragan que l’homme, aveuglé par les tourbillons de poussière et transi de froid, se cramponne au cou de l’animal pour n’être point lancé au hasard et brisé sur le sol. « C’est une des plus vilaines heures que les élémens m’aient encore fait passer, » soupire le digne lazariste, qui a pris l’habitude de supporter les intempéries de l’atmosphère avec une parfaite résignation.

Enfin l’abbé David rentre à Suen-hoa-fou, et ne songe plus qu’à gagner l’Ourato, bien contrarié cependant de l’abaissement excessif de la température. Chaque matin, le thermomètre marque 6 ou 7 degrés au-dessous de zéro. Le froid inattendu en cette saison a produit un curieux effet : les oiseaux, surpris pendant leur passage, sont redescendus de la Mongolie, afin d’attendre des jours plus doux. Les choucas et les freux vont par bandes innombrables, et paraissent dans de continuelles alertes. À la faveur du clair de lune, ils volent d’une manière incessante d’un bout de la ville à l’autre avec des cris assourdissans ; un grand-duc, attiré par la certitude du butin, fait quelques victimes dans cette foulé. Les alouettes fourmillent dans la campagne ; la huppe crie, la tourterelle roucoule sur les arbres des jardins, et de magnifiques canards de cinq ou six espèces différentes prennent leurs ébats sur la rivière. Le temps ne tarde pas à s’adoucir ; les oiseaux partent, et c’est un