Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À défaut de corps savans régulièrement constitués dans un intérêt uniquement scientifique, comme les universités, il restait dans de certaines classes de la société, dans des corporations puissantes, des habitudes et des traditions de travail. On y avait le goût de l’antiquité, on savait y honorer les recherches érudites, on estimait ceux qui s’y livraient, on était fier d’eux quand ils s’étaient fait un nom en les cultivant. La magistrature par exemple était peuplée de gens qui aimaient l’étude, qui s’y appliquaient avec ardeur, et qui finissaient souvent par devenir des érudits véritables. Comme les fonctions dans les parlemens ou dans les tribunaux inférieurs étaient presque toujours des héritages, et que d’ordinaire on arrivait de bonne heure au rang qu’on devait occuper toute sa vie, l’ambition personnelle n’y avait guère d’aliment, et il fallait bien tourner ailleurs l’activité de son esprit. On étudiait la littérature ou l’histoire ; on se servait des ressources de sa fortune pour former de précieuses collections et de riches bibliothèques. C’est ce que faisaient surtout ceux qui occupaient les premières places dans les cours souveraines de province, les présidens de Mazaugues à Aix, Bon à Montpellier, d’Orbessan à Toulouse, Bouhier et de Brosses à Dijon, avec lesquels Séguier fut en relation. Plus encore que la magistrature, le clergé pouvait rendre de grands services à la science. Il était influent et bien doté ; il disposait d’une foule de ces positions aisées qui affranchissent des nécessités de la vie et donnent l’indépendance. Les évêques de France, réunis en assemblées générales, distribuaient des pensions considérables et votaient des fonds pour l’impression des grands ouvrages qui dépassaient la fortune des particuliers. C’étaient là des ressources importantes qui pouvaient venir en aide aux études sérieuses. Malheureusement on n’en a pas toujours fait un bon usage. Les bénéfices ont été donnés plus souvent à la faveur et à la naissance qu’au mérite ; les pensions ont servi surtout à payer des apostasies ou à récompenser ceux qui s’entremettaient obscurément dans les querelles religieuses. Il faut pourtant reconnaître qu’à ce moment beaucoup d’ecclésiastiques s’occupaient de travaux savans, et c’est parmi eux que se trouve le plus grand nombre des correspondans de Séguier. Si dans quelques cloîtres on faisait profession de regarder l’ignorance comme une vertu monacale[1],

  1. Fréret raconte, dans son Éloge de Fourmont, qu’il fut mis à la porte d’une congrégation religieuse, parce qu’il s’était avisé de donner des leçons d’hébreu à ses camarades. Le supérieur lui déclara qu’il le regardait comme un homme capable de mettre le désordre dans sa maison. Il lui reprochait surtout qu’on ne voyait dans sa chambre que des livres dans lesquels personne ne pouvait lire : c’étaient des textes grecs, hébreux et syriaques. « Le même supérieur, ajoute Fréret, avait chassé un homme qui s’est depuis rendu très célèbre, parce qu’il le trouva lisant un livre de géométrie. Il avait connu autrefois, disait-il, un géomètre qui avait peu de religion, et de là il concluait que la géométrie était une science propre à gâter les esprits. »