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abattus les casques des dragons et des cuirassiers postés en vedettes : les uniformes étaient ternis, mais l’équipement était intact, et les chevaux paraissaient vigoureux et bien nourris. Plus bas, la route départementale de Bièvre, que l’on avait négligé de couper, était encombrée par un immense convoi : fourgons d’artillerie, voitures d’ambulances, troupeaux de bœufs et de moutons, charrettes de toutes formes et de tout pays chargées de vivres, de meubles, de couvertures, et conduites les unes par des paysans, les autres par des soldats coiffés de leur casquette sans visière et revêtus de leur longue capote grise.

À la lisière du bois, la chaussée qui traverse le plateau limité d’un côté par la vallée de Sèvres, de l’autre par celle de Bièvre, était bordée par des régimens d’infanterie, les armes en faisceaux. Ces hommes couverts de boue, le pantalon retroussé dans les bottes, le casque de cuir enfoncé sur les yeux, silencieusement assis sur le revers de la route ou immobiles près de leurs armes, ne répondaient guère à l’idée qu’on se fait chez nous d’une armée victorieuse. Chez le soldat prussien l’enthousiasme est discipliné comme tout le reste, il n’éclate qu’au commandement.

Au moment où débouchaient sur le champ de bataille les voitures envoyées par le comité versaillais de la Société de secours aux blessés, les régimens s’ébranlaient pour se remettre en marche. Les officiers considéraient avec une curiosité quelque peu dédaigneuse ces véhicules de toute sorte sur lesquels flottait le drapeau national à côté du drapeau blanc à la croix rouge. La plupart des soldats ne détournaient même pas la tête : quelques-uns seulement, reconnaissant des Français, étendaient la main dans la direction de Versailles et répétaient avec des regards d’interrogation inquiète ces mots : Paris ? Paris ? Nous apprîmes plus tard que beaucoup s’imaginaient en entrant à Versailles franchir les portes de Paris, et nous devons ajouter que les officiers ne faisaient rien pour dissiper cette singulière illusion. — L’action durait encore : les décharges stridentes des mitrailleuses redoublaient du côté de Bagneux, mais le feu s’éteignait lentement sur le plateau de Châtillon. Vers onze heures, nos derniers obus tombaient au carrefour du Petit-Bicêtre, sur une auberge transformée en ambulance. M. de Bismarck, dans sa circulaire du 9 janvier 1871, devait relever ce fait et le reprocher aux Français comme une violation de la convention de Genève ; mais il oubliait de dire que devant cette maison, à une distance de moins de 100 mètres, à demi masquée par un pli de terrain, se trouvait une batterie allemande balayant la plaine de son feu, et peu soucieuse du danger que faisait courir à l’ambulance son redoutable voisinage. À en juger par l’aspect de cette partie du champ de