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charger d’empêcher un navire à éperon, filant 13 nœuds au moins, de faire une trouée dans l’escadre de transport ? Quel est celui de nos capitaines qui n’accepterait avec joie, sans croire faire acte de dévoûment et d’habileté supérieure, de faire cette trouée, la nuit surtout, et ne répondrait de couler, avant d’être atteint lui-même, un nombre considérable de transports ennemis ? On sait avec quelle rapidité la frégate américaine de 60 canons, le Congrès, s’abîma et disparut dans les flots sous les coups du Merrimac, grossière et imparfaite ébauche de nos béliers actuels. Plus de 200 hommes trouvèrent la mort dans ce sanglant épisode de la guerre américaine, bien que le Congrès fût mouillé près du rivage. Qu’on juge dès lors des risques auxquels serait exposée l’armée de débarquement dans une des nuits de navigation forcée, loin de tout secours. À ceux qui nieraient la possibilité d’une telle rencontre en face d’une escadre de guerre escortant la flotte de transport, et qui croiraient pouvoir affirmer que l’activité et la vigilance des éclaireurs de l’escadre suffiraient, à ceux-là nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’ils assument ainsi la plus lourde responsabilité ; mais nous pensons que le nombre en serait rare parmi nos officiers de marine. Quelle que soit au surplus l’opinion que l’on peut avoir sur ce dernier point, il nous suffit d’avoir montré les difficultés d’une entreprise qui, dans la pensée générale, n’en présentait aucune. Tout arrive dans ce monde, disait un habile diplomate, et le grain de sable de Pascal, pour ou contre la réussite des projets humains, se retrouve partout et toujours.

Le rôle de protecteur effectif d’une flotte de transport par un nombre plus ou moins proportionné de navires de guerre étant possible, s’ensuit-il que la France doive conserver ces escadres permanentes qui, sous le titre d’escadres d’évolution, absorbent une si grande part du budget de la marine ? Si ces escadres sont une école que rien ne peut remplacer, où se conservent les traditions, où se forment essentiellement et nos officiers et nos marins, l’hésitation n’est pas permise. En est-il ainsi, et tel est-il le rôle que ces escadres jouent aujourd’hui dans notre économie navale ?

L’escadre d’évolution de la Méditerranée, création d’un des esprits les plus vigoureux et les plus sensés qui aient illustré la marine, date de cette époque de 1840, qui fut en toutes choses le réveil des facultés de la France, retrouvant, après les années de recueillement de la restauration, toutes ses énergies au souffle de liberté réelle inaugurée par la révolution de 1830. Sortie victorieuse des premières épreuves de la liberté, la société française avait alors foi dans ses destinées, et un moment elle se crut assez forte sinon pour défier, du moins pour ne pas craindre l’Europe entière, une fois encore coalisée contre nous. Parmi tant d’autres élémens sur les-