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proclamations de la couronne sont empreintes de ce mysticisme, qui répond aux plus intimes aspirations du Russe. Si l’élément religieux est une force pour le gouvernement, il peut cependant aussi devenir un obstacle pour lui lorsqu’il cherche à s’affranchir des liens qui le rattachent à l’état, ce qui arrive toutes les fois qu’il acquiert une certaine intensité. Alors il lui faut un air plus pur que celui que l’on respire dans les cadres officiels ; il tend à s’élever, et suscite de graves embarras à un gouvernement despotique. Si jamais la Russie se trouve violemment secouée à l’intérieur, cette secousse lui viendra de l’église. La fermentation y est déjà considérable aujourd’hui, et il n’est pas une province qui ne s’en ressente. L’église officielle est rongée par la lèpre de la dissidence ; elle est la proie d’une multitude de petites sectes, les unes assez anciennes, d’autres modernes, toutes symptômes d’une grave maladie qui pourrait bien un jour envahir le corps entier, et en amener la décomposition. Tel est l’état des esprits, qu’il suffit qu’un homme ait de l’enthousiasme et soit doué d’une parole facile pour paraître inspiré, gagner de nombreux adhérens, créer une secte nouvelle. Ces sectes se recrutent parmi les classes les moins élevées de la société. Les noms qu’elles portent sont en général des sobriquets. Ce sont des champions du Saint-Esprit, des buveurs de lait, des colombes blanches, des eunuques. Quelque excentrique que soit parfois leur Credo, quelque bizarres que soient leurs dogmes, on est forcé de reconnaître pourtant que presque toujours ces dogmes ont un côté rationnel et sain. Le plus souvent ils rejettent le formalisme en matière de culte, et préconisent la piété individuelle, le culte domestique. Le plus grand nombre de ces sectaires ont une vie morale supérieure à celle de la multitude du milieu de laquelle ils ont surgi. Le tsar Nicolas, qui considérait tout individu, tout sujet qui rejetait l’église dont il était lé chef et le pontife comme un rebelle digne de châtiment, ne ménageait pas les dissidens quand il pouvait les atteindre. Par ses ordres, seize mille buveurs de lait, hommes et femmes, furent appréhendés et conduits à coups de bâton au travers des steppes jusqu’au sommet du Caucase. Plusieurs de leurs coreligionnaires, redoutant le même sort, prirent la fuite et se réfugièrent au-delà du Pruth, où le sultan, plus libéral que le tsar, leur donna des terres et le village de Tulcha. D’autres dissidens furent envoyés aux mines ; mais ces persécutions, loin d’arrêter l’esprit de secte, lui servirent de stimulant. Le nombre des sectaires s’accrut considérablement sous le règne de Nicolas, et aujourd’hui encore ils gagnent du terrain. « Je ne sais que penser de tout ce que je vois, dit un prêtre de paroisse, je voudrais en augurer de bonnes choses. Tous les paysans qui ont appris à lire et qui réfléchissent se jettent dans la dissidence. » En effet, les esprits sont plus que jamais hors