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commission condensa ces matériaux, et en tira un second résumé qui devint l’objet des discussions définitives. Elles ne portaient pas sur le principe même de l’émancipation, ce principe étant admis par tous soit sans arrière-pensée, soit sous la pression de l’opinion publique ; elles portaient sur les concessions de terres. La majorité continuait à s’opposer vigoureusement à cette mesure, alléguant les droits acquis depuis des siècles, l’imprudence d’ébranler la propriété, les précédens fournis par les autres nations. Toutes ces raisons, présentées avec autant d’éloquence que de persistance, gagnèrent le comité supérieur, composé de princes, de comtes et de généraux ; mais rien ne put ébranler Alexandre. Il comprenait qu’émanciper sans concession de terres, c’était créer une classe de prolétaires dangereuse pour son pays. Il voulut que tout paysan eût au moins sa maison et son enclos en toute propriété, et maintint son opinion envers et contre tous. Enfin, après trois ans et demi de travaux et de débats, l’acte fut signé le 1er mars 1861. Par cet acte, là Russie effaçait les derniers vestiges de la domination tartare. Chaque paysan entrait en possession de sa demeure et d’un champ, dont l’étendue variait d’une province à l’autre. Ce champ, il devait l’acheter, et le gouvernement lui ouvrait un crédit à cet effet[1].

La population libérée comprenait 22 millions de serfs ordinaires, 3 millions de paysans des apanages et 23 millions de paysans de la couronne. Ces deux dernières classes furent l’objet de quelques articles additionnels. C’était plus des deux tiers de la population de la Russie, et il était non-seulement juste, mais prudent de fournir à cette masse énorme d’individus les moyens d’exister ; il était également prudent, nécessaire même, de combattre par l’attache de la propriété la tendance nomade du Russe, tendance que le clergé noir favorise en prêchant le pèlerinage. Ce zèle clérical a sa raison d’être : chaque pèlerin, quelque pauvre qu’il soit, doit toujours faire un présent au sanctuaire qu’il visite. On se rappelle que le servage avait été établi précisément comme remède à la vie errante et vagabonde des Russes. L’acte d’émancipation dut tenir compte de ce caractère national que les siècles n’ont pas changé, et limiter par certaines conditions l’exercice de la liberté. La liberté du paysan russe n’est donc que fort restreinte : les articles qui la réglementent, qui l’enchaînent, sont au nombre de neuf. 1° Un paysan ne peut quitter son village qu’à la condition d’abandonner pour toujours le lot de terre qu’il tient de la commune. 2° Si la commune refuse de l’accepter, il doit céder son champ au seigneur. 3° Il doit avoir satisfait aux lois de recrutement. 4° Il doit avoir payé toutes

  1. En janvier 1869, plus de la moitié des serfs affranchis s’étaient servis de ce crédit et avaient contracté une dette énorme vis-à-vis de la couronne.