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Un peu plus tard, et complètement guérie, dans cet épanouissement de joie qui suit une crise dont la jeunesse a triomphé, Gilberte, assise devant un piano, s’acharnait un soir à interpréter une sonate de Beethoven dont elle possédait le mouvement, mais dont, à son gré, elle ne traduisait pas le sentiment intime avec une expression juste et suffisante. Une phrase surtout l’embarrassait. Vingt fois déjà elle l’avait recommencée, y mettant tout ce qu’elle avait d’attention et de goût, et chaque fois d’un air de désolation mutine. — Ce n’est pas cela, disait-elle ; et ses doigts souples et nerveux attaquaient les touches avec une ardeur nouvelle.

Mme de Villepreux, près de sa fenêtre, un ouvrage de broderie à la main, la regardait par momens. — Tu te fatigues, mon enfant, c’est assez, dit-elle.

— Non, maman, il le faut, répliqua Gilberte. Il ne sera pas dit qu’une méchante phrase de dix à douze mesures aura lassé ma patience.

— Tu as raison,… continue.

Gilberte continua. Sa mère, qui l’observait, laissa bientôt inactive l’aiguille que tout à l’heure ses doigts piquaient dans la batiste. Les mains sur ses genoux, la bouche entr’ouverte par un sourire, les yeux attendris, elle s’oubliait dans une contemplation dont elle ne mesurait plus ni la durée, ni la profondeur. Son visage rayonnait. Elle avait le corps à demi penché en avant. La lumière d’une lampe qui la frappait en plein permettait de voir la trace luisante d’une larme qui baignait ses paupières. Le jeu de Gilberte, d’abord rapide et vigoureux, s’était ralenti, puis adouci. Bientôt il s’épancha dans un chant d’une incomparable suavité. Les sons mourans s’envolaient du clavier comme un murmure. Tout enfin s’éteignit. Mme de Villepreux ne parut pas s’en apercevoir. Une expression de bonheur ineffable faisait palpiter ses traits ; ses mains s’étaient appuyées au bras du fauteuil, qu’elles étreignaient comme celles d’une personne qui veut prendre son élan. Elle ne remarquait pas que Gilberte l’examinait à la dérobée. Tout à coup, se tournant vers sa mère, et d’une voix caressante : — Mais embrasse-moi donc, tu en meurs d’envie, dit-elle.

La mère ne fit qu’un bond, et, la prenant sur ses genoux comme au temps où Gilberte était petite fille, elle l’entoura de ses bras. Et, tandis que Mme de Villepreux, qui ne se contenait plus, l’embrassait coup sur coup : — Voyons, ma chère mère, reprit Gilberte, à présent me diras-tu pourquoi ?

— Pourquoi j’ai élevé une barrière entre ma tendresse et toi, n’est-ce pas ? Pourquoi je me comprime depuis des années jusqu’à m’étouffer ? Pourquoi je n’écoute jamais la voix de mon amour, et