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rurent sur ses lèvres dans lesquels j’ai voulu reconnaître les syllabes de mon nom. Ce fut tout. Une heure après, il n’y avait plus qu’une forme raide et froide sur le lit où on l’avait porté. La semaine n’était pas écoulée que tu étais auprès de moi. À présent je n’ai plus rien à t’apprendre.


V.

Cet entretien produisit un effet profond sur l’esprit de Gilberte. Elle y pensa toute la nuit. Il faisait des traînées de lumière dans l’obscurité où sa curiosité des choses de la vie se débattait ; c’était une lumière sinistre. Il y avait donc des malheurs contre lesquels la vertu, le dévoûment, la tendresse, ne pouvaient rien ? Une inconnue avait eu raison de la beauté de sa mère, de sa jeunesse, de son intelligence, de tous les dons qui la paraient ? Par quelles armes avait-elle acheté sa victoire ? Qu’avait-elle de plus ? Sa rêverie tomba dans des abîmes. Une nuit elle vit dans un songe passer des fantômes tout brillans d’une séduction perfide, entre lesquels disparaissait, comme emportée par un vent impétueux, l’image livide de son père. Puis cette image s’effaçait, et elle apercevait distinctement celle de René, qui attachait sur elle des yeux plaintifs. Un cri la réveilla ; c’était elle qui l’avait poussé. Elle se trouva assise sur son lit, les cheveux épars, entourée de ténèbres. Elle passa les mains sur son visage et les retira mouillées. Elle eut honte d’elle-même. Cependant le matin ne parvint pas à dissiper les rêves de la nuit. Dans la clarté radieuse du jour, sous l’ombre verte des allées, elle revit le visage attristé de René. N’avait-elle pas deviné la vérité dans les fantaisies d’un songe ? Pour savoir si elle ne se trompait pas, le moyen le plus simple n’était-il pas de l’interroger ? Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Elle le rencontra dans la journée et courut à lui. — J’ai à vous parler, dit-elle vivement.

— Qu’est-ce ?

Elle voulut ouvrir la bouche, devint subitement rouge, et se tut.

Deux ou trois fois déjà René était allé à Paris et en était revenu après quelques jours d’absence. Sa grand’mère embrassée, il courait à La Marnière, et les entretiens recommençaient entre Gilberte et lui comme s’ils s’étaient quittés la veille. Il ne tarissait pas en récits de ce qu’il avait vu. Elle l’écoutait d’abord silencieusement, ensuite les questions venaient à la file. Il s’embrouillait dans les explications, et s’en tirait par des badinages. Puis un jour, de l’air de sincérité et d’affection avec lequel Gilberte lui parlait : — Je crois, dit-il, que, si toutes les femmes vous ressemblaient, les choses n’en iraient que mieux.