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babilités, nous allions le lendemain nous battre de nouveau : notre général ne trouva pas un mot à nous dire.

Je comptais faire une bonne nuit, car la journée avait été rude, et nous savions qu’elle aurait un lendemain ; mais il fallut bien dîner à la popote des zouaves. Et le moyen d’aller se coucher sans raconter la bataille aux camarades ! Comment avions-nous été surpris ? À quel moment le général Douai avait-il été tué ? Qui l’avait remplacé ? Combien pensions-nous qu’étaient les Prussiens ? Avions-nous été poursuivis ? C’était un déluge de questions, à chacune desquelles il nous fallut bien répondre une douzaine de fois. Nous n’en fûmes pas quittes avant minuit.

Les Prussiens se chargèrent de nous éveiller ; dès l’aube, ils nous saluèrent d’une volée d’obus qui eurent peine à nous tirer du lourd sommeil où nous étions plongés, ce qui me fit faire cette réflexion, qu’il n’est pas besoin d’être un Alexandre pour dormir à poings fermés la veille d’une bataille.

On a critiqué avec beaucoup d’amertume les dispositions prises par le maréchal de Mac-Mahon. On lui a reproché dans vingt écrits, en France et à l’étranger, d’avoir choisi Frœschwiller pour y livrer bataille, au lieu de se replier derrière les Vosges et d’en défendre les passages, celui de Saverne surtout, le plus important de tous. J’ignore ce que valent ces critiques, et je ne me risquerai certainement pas à donner mon opinion en pareille matière. On me permettra cependant de dire, à la décharge d’un homme qui a su montrer dans le malheur une résignation stoïque, qu’il s’en est fallu de bien peu que ces dispositions tant blâmées n’assurassent le succès de nos armes en cette grande journée. Le maréchal savait très bien qu’il aurait affaire « à des forces énormes et à une artillerie formidable, » le mot est de lui. Aussi avait-il eu soin dès le 4 au soir de demander au général Félix Douai une division de soutien. Il avait en outre obtenu de l’empereur qu’il mît à sa disposition tout le 5e corps, concentré à Bitche sous les ordres du général de Failly, à qui il télégraphiait le 5 au soir de se mettre en route aussitôt que possible. Au lieu de partir immédiatement, le général se contenta, dans la matinée du 6, de détacher une de ses divisions dans la direction de Niederbronn ; encore ce faible secours n’arriva-t-il pas à temps pour se mettre en ligne. À 15 kilomètres environ du champ de bataille, le général Guyot de Lespart recevait contre ordre, et s’arrêtait court au lieu de marcher au canon. Or à midi nous étions vainqueurs à gauche, et nous tenions encore bon au centre et à droite ; si à ce moment nous avions eu 20,000 hommes de troupes fraîches à opposer aux réserves prussiennes qui commençaient d’entrer en ligne, qui sait si notre déroute ne se fût pas changée en un succès complet ?